Vous voulez découvrir les classiques de la mise en scène moderne, les vrais, pas des spectacles empoussiérés qu’on déclare arbitrairement indémodables ? Alors allez à Strasbourg, où Marc Clémeur vous permettra de voir ou de revoir des productions qui ont fait date dans l’histoire de la représentation lyrique au XXe siècle. Alors que dans les années 1980, Puccini avait été décrété persona non grata par Gérard Mortier à La Monnaie, le Vlaamse Opera, lui, lui ouvrait grandes ses portes et montrait qu’un compositeur un peu hâtivement déclaré ringard par de beaux esprits pouvait parfaitement se prêter à des mises en scène innovantes. Après une Manon Lescaut qui pêchait encore un peu par surcharge décorative, et qu’on put voir à Bastille, Robert Carsen trouva sa voie et livra une série de spectacles magiques : une Bohème débarrassée de toute anecdote, une Turandot implacable et sans chinoiserie aucune, et d’abord cette Tosca conçue à l’origine pour Karen Huffstodt, qui renaît plus de vingt ans après, à Strasbourg, non sans avoir été déjà reprise à Anvers et Gand en 2006, et à Zurich en 2009, où elle a fait l’objet d’un DVD. Et il est important de comprendre qu’on remonte ainsi aux sources de l’art carsénien du théâtre (dans le théâtre) avec cette mise en scène extrêmement intelligente et qui évolue vers un dépouillement croissant d’acte en acte, tout en respectant les données du livret. Bien sûr, nous pouvons éprouver l’impression d’avoir déjà vu maintes fois ces chaises disposées en quinconce, ce rideau rouge en fond de scène et sa fausse rampe, ce rideau de fer barré de l’inscription Vietato Fumare qui plombait le Così de Chéreau à Aix : Carsen fait du Carsen, dira-t-on. Oui, mais voilà, à Anvers en 1991, déjà avec Anthony Ward aux décors et aux costumes, il le faisait pour la toute première fois. Avec cette Tosca, c’est en quelque sorte à l’ur-Carsen que nous avons accès. Comme Tosca mêle art et réalité, l’église devient théâtre, le Palais Farnèse et le Château Saint-Ange aussi ; les enfants de chœur deviennent une troupe de petits rats, le Sacristain est un balayeur (comme Franz dans Les Contes d’Hoffmann du même Carsen). La cantatrice devient LA cantatrice, Maria Callas – à moins que ce ne soit Renata Tebaldi – en tenue de concert dans les années 1950, ce qui nous épargne toute transposition dans une dictature précise. Même Scarpia devient un passionné d’opéra, sur le cadavre duquel sa meurtrière jette un programme de concert à son effigie. Et quand elle se jette du haut du château, Tosca franchit en fait le mur invisible censé séparer la scène de la salle, en plongeant dans l’obscurité.
Restait à trouver la distribution à même de porter cette vision. L’OnR a fait appel à une baguette italienne, celle de Daniele Callegari, qui sait fort bien sonner l’Orchestre philharmonique de Strasbourg et rend justice aux mille couleurs de la partition puccinienne, sans jamais la brutaliser ou la banaliser. Et pour le trio sur lequel repose l’œuvre, le pari est en partie gagné, mais en partie seulement. En Cavaradossi, Andrea Carè offre une belle voix ensoleillée et bien conduite, pourtant, « Recondita armonia » passe quasiment inaperçu ; le « Vittoria » du deuxième acte ne manque pas d’éclat, « E lucevan le stelle » est réussi, mais l’orchestre enchaîne sans permettre au public d’applaudir ou non. Seul fait encore défaut chez ce jeune ténor italien une personnalité plus affirmée ; peut-être est-ce en partie le fait de la mise en scène, qui ne tire pas grand-chose du personnage. De la personnalité, Amanda Echalaz en a, ou du moins elle se coule à merveille dans le moule callassien que lui impose Robert Carsen : elle assume jusqu’au bout son rôle de cantatrice adulée, « Vissi d’Arte » devient un numéro chanté face au public, mains jointes ou bras tendus, éclairé par un projecteur tandis que le reste de la scène est plongé dans l’ombre, et Scarpia applaudit même à la fin. La soprano sud-africaine a la silhouette qui convient pour camper une diva assoluta, et la voix est riche, puissante, même s’il lui faut le temps de se chauffer, après des aigus un peu bas au premier acte. Avec Franck Ferrari, on se retrouve en terrain de connaissance, avec une authentique présence scénique, mais le baryton semble ce soir singulièrement à la peine dans l’aigu, qui a bien du mal à sortir : les dernières notes de « Tosca, mi fai dimenticare Iddio » sont escamotées, inaudibles, et l’on espère que la chaleur continentale qui règne en ce moment sur Strasbourg y est pour quelque chose. Autour d’eux, les comparses ont du mal à exister : l’Angelotti de Kurt Gysen pêche par manque d’italianité, et Frédéric Goncalves est un Sacristain bien en voix, mais qui n’exploite guère la composante comique de son personnage. L’esprit et l’œil sont contents, l’oreille un peu moins.
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