Tel un gourmet se léchant les babines à la lecture du menu, l’amateur d’opéra se promet d’avance maints plaisirs à la lecture du programme. Une production de bon aloi et bien rôdée, pour les deux rôles majeurs des interprètes chevronnés, un chef apprécié des musiciens, tous les ingrédients semblent réunis pour une représentation exaltante. Et pourtant…
Certes, les décors monumentaux d’Ezio Frigerio inspirent toujours des réserves car il faut de l’imagination au spectateur pour y voir les lieux qu’ils sont censés représenter, mais ils n’en gardent pas moins leur beauté plastique. Les éclairages de Vinicio Cheli la mettent en valeur et contribuent au premier acte à créer un climat de conflit dans l’opposition de l’ombre et de la lumière. La sobriété des costumes de Franca Squarciapino, privés de volants et de couleurs vives, participe du refus de l’exotisme facile, s’accordant ainsi aux souhaits du compositeur. Quant à Stéphane Roche, qui reprend la mise en scène fluide de Nicolas Joël, il met en évidence la nature initiale d’opéra-comique de l’œuvre et donne du naturel aux scènes de foule.
Côté musique, la prestation de l’orchestre et des chœurs mérite toutes les louanges. Nader Abassi a dirigé souvent les musiciens avec d’excellents résultats. En cet après-midi la battue est nette, les indications inlassables, les mains expressives, la lecture d’une probité scrupuleuse, sans aucun effet trivial, et l’exécution irréprochable. Mais, est-ce la lenteur un rien traînante de certains tempi, pourquoi ce contrôle impeccable ne nous comble-t-il pas ?
Dans le rôle-titre Giuseppina Piunti a conservé l’élégance notée à Toulon en 2009 mais ce jour elle semble éprouver durant les deux premiers actes de menus problèmes d’intonation et de justesse. Sa Carmen bien lisse, qui s’abstient de toute vulgarité vocale ou scénique, ne suggère pas le pouvoir de fascination d’une personnalité hors norme. Luca Lombardo est son Don José ; à près de vingt-cinq ans de carrière, la fraîcheur vocale et l’émission des aigus, de poitrine, en voix mixte ou en falsetto, pourraient faire bien des jaloux. Quelques sons légèrement appuyés n’enlèvent rien à cette prestation remarquable. Anne-Catherine Gillet habite de sa grâce et de sa sensibilité le personnage de Micaëla, et la composition scénique est parfaite ; l’étendue vocale ne laisse rien à désirer, pas plus que l’homogénéité ou la clarté de la diction. On serait subjugué si le vibrato marqué ne tirait autant l’interprétation vers le suranné. Etonnement navré en revanche pour l’Escamillo de Jean-François Lapointe ; comment ce chanteur d’ordinaire musicien a-t-il pu charger son air d’effets aussi lourds ? Appréhension liée aux limites de l’adéquation vocale ? Volonté d’incarner la « rusticité » du personnage ? Heureusement les autres solistes méritent des compliments, en particulier Jennifer Michel et Blandine Staskiewicz, piquantes Frasquita et Mercédès ainsi qu’Armando Noguera et Stéphane Malbec-Garcia, savoureux Dancaïre et Remendado.
Le résultat est comestible, sans nul doute, et par moments justement savoureux. Mais la démonstration est faite, une fois de plus, qu’à l’opéra comme en cuisine, il ne suffit pas de réunir de bons produits. D’où, au restaurant et au théâtre, des représentations plus ou moins étoilées…
Version recommandée
Bizet: Carmen | Georges Bizet par Sir Georg Solti