Créé au Festival en 2008, Roméo et Juliette avait connu un grand succès auprès du public malgré le désistement d’Anna Netrebko dans le rôle de Juliette. Ce succès s’est encore amplifié cette année. La Felsenreitschule a affiché complet tous les soirs, y compris ceux où la cantatrice n’était pas distribuée (Nino Machaidze alternait avec Anna Netrebko). De fait, Bartlett Sher et son équipe ont magnifiquement tiré partie de l’ancien manège dont le style convient tout particulièrement à cette œuvre shakespearienne.
Dés le début, le passé historique de ce lieu magique reprend vie grâce aux éclairages très élaborés de Jennifer Tipton qui n’oublie jamais de mettre en valeur l’architecture, même lors des scènes intimistes éclairées en clair-obscur. Ses lumières, non violentes, varient le plus souvent de façon imperceptible, créant toute une gamme d’ambiances, glaciales, festives ou funèbres en fonction des besoins de l’action ou des états intérieurs des personnages.
Michael Yeargan, loin de masquer l’arrière-plan1 ou de l’encombrer d’éléments de décors en rupture de style2, s’est contenté de poser au centre de la scène en pierre grise un long praticable rectangulaire de couleur identique bordé de trois marches. Pour tout meuble, deux tables noires accolées l’une à l’autre. Au jardin, un peu en retrait, une colonne antique fixe ; à la cour, une porte Renaissance qui donne sur le vide et peut être appuyée aux cintres où elle reste visible ; un plan incliné (cour) et un escalier (jardin) permettent d’accéder aux galeries.
Les costumes de Catherine Zuber sont également très réussis. De nombreux figurants incarnent la société élisabéthaine. Pourvus d’accessoires indiquant leur provenance sociale, ces personnages forment de pittoresques tableaux vivants disposés avec goût à travers la Felsenreitschule. Les costumes des autres interprètes s’inspirent plus librement de la Renaissance.
La partition de Roméo n’est pas sans poser de problèmes d’un point de vue scénique. En effet,l’absence de continuité entre airs et récitatifs brise en partie l’élan de l’interprète si le metteur en scène ne vient pas à son secours. L’air, extrait de son contexte scénique, devient alors une sorte d’intermède pendant lequel l’attention du public se focalise sur les performances vocales du chanteur (à l’exception du « Mab, la reine des mensonges » de Mercutio qui est mieux intégré à l‘action). Bartlett Sher a su éviter ce piège grâce à une direction d’acteur efficace3. Attentif au moindre détail, il sait concilier action principale et actions secondaires, toute en mettant en valeur avec finesse et sensibilité la touchante histoire des amants de Vérone telle qu’elle est racontée par Gounod.
Parmi les plus belles scènes, nous retiendrons celles qui soulignent la dimension religieuse de l’ouvrage, absente chez Shakespeare : les visites au Frère Laurent, le conflit intérieur de Juliette concernant la drogue qui doit l’endormir, l’extraordinaire jubilation des deux amants quand ils se retrouvent après s’être crus morts, l’horreur qui les saisit quand Roméo ressent les premières atteintes du poison qui doit l’emporter, et pour finir, la confiance des époux en la miséricorde divine au moment de mourir et leur certitude que la mort ne les séparera pas.
Dés les premières notes, nous mesurons l’étendue des progrès vocaux d’Anna Netrebko depuis La Traviata, en 20054. La voix, toujours aussi homogène, a considérablement mûri ; elle s’est élargie et encore arrondie. Ses aigus éblouissants ont acquis un velouté et une souplesse toute italienne dans les vocalises, si bien que son timbre évoque parfois celui de Callas. Sa prestation scénique, en revanche, a un peu perdu de sa spontanéité.
L’évolution de Piotr Beczala depuis ses débuts à Salzbourg dans le rôle de Tamino en 19975, est tout aussi spectaculaire. Si sa prestation scénique, très convaincante, n’atteint pas encore l’excellence de celle de Villazón, l’analogie entre les deux voix est frappante : volume à la limite du spinto, grande souplesse, vélocité spectaculaire, magnifiques aigus, parfaite homogénéité du timbre, cuivré, riche en harmoniques. Bref, un régal, du début à la fin.
Comme toujours (ou presque) à Salzbourg, on ne saurait trop se féliciter du haut niveau de la distribution. Seule, Cora Burggraaf, excellente en scène, nous a semblé un peu trop légère, vocalement, pour le rôle de Stéphano. Nous avons particulièrement apprécié l’ardent Tybalt de Michael Spyres, au timbre clair et éclatant, à la belle prestance, ainsi que le Mercutio de Russell Braun, baryton à la voix chaleureuse, à l’ample tessiture, excellent acteur, très applaudi dans « La Reine Mab ». Mikhaïl Petrenko, aussi peu conventionnel que possible en Frère Laurent nous également a impressionné. Ses beaux graves de basse profonde, sa réserve, tant vocale que scénique, son visage impassible, sa démarche majestueuse lui confèrent une grande autorité. Seuls, quelques subtils détails, qui n’échappent pas à Roméo et Juliette, révèlent son extrême sensibilité.
Yannick Nézet-Séguin, en parfait accord avec le metteur en scène, fait preuve d’une grande maîtrise. Grâce à l’efficacité de sa direction, contrastée et nuancée, l’Orchestre du Mozarteum de Salzbourg et l’ensemble des interprètes se jouent des difficultés que représentent les nombreux mouvements de foule et les multiples actions parallèles. Solistes et choristes (à noter l’excellente performance du Konzertvereinigung Wiener Staatsopernchor, égal à sa réputation) vont et viennent sur l’immense scène, à tous les étages des galeries et dans la salle, le long de la fosse d’orchestre. Le directeur musical, présent sur tous les fronts, va toujours de l’avant, sans le moindre décalage. L’orchestre ne perd jamais sa transparence et ses belles couleurs sonores. Les moments d’intimité et de lyrisme, forment un contraste d’autant plus fort avec le déchaînement des passions. La conclusion de l’opéra, qui célèbre la rédemption des amants sacrifiés6, est particulièrement émouvante. Voilà qui réconforte après une Lulu et un Orfeo ed Euridice aussi décevants.
1 Au contraire de Vera Nemirova dans Lulu
2 A la Felsenreitschule, le décor est souvent en rupture avec le contexte architectural sans le déparer pour autant : ainsi La Fura del Baus, dans La Damnation de Faust de Berlioz (1999) avait introduit sur scène un élément fantastique totalement incongru (une immense citerne transparente où l’on entrevoyait d’étranges évènements) mais cette intrusion, fidèle à l’esprit de l’œuvre, ne.jurait pas avec les lieux.
3 A l’exception, toutefois, du premier air de Juliette, chanté au milieu d’un public exclusivement masculin alors que dans le livret, elle s’adresse à sa nourrice, dans sa chambre, en toute intimité. Ce n’est donc plus Juliette que nous entendons mais une diva qui se concentre exclusivement sur son chant pour la plus grande satisfaction de ceux qui, dans le public, ne sont venus que pour l’écouter.
4 La première apparition de la célèbre cantatrice au Festival de Salzbourg en 1998 passa inaperçue : elle interprétait une fille-fleur dans un Parsifal concertant assez inconsistant dirigé par Valery Gergiev. Elle revint en 2002 pour le Don Giovanni dirigé par Harnoncourt et sa prestation en Donna Anna fut très remarquée. C’est dans la désormais célèbre Traviataaux côtés de Rolando Villazónque la cantatrice donna toute sa mesure, aussi bien vocale que scénique (grâce à l’admirable direction d’acteurs de Willy Decker). En 2008, elle manqua le nouveau rendez-vous avec Villazón (cette année, c’est lui qui fait défaut) pour la création de Roméo et Juliette. C’est dire combien elle était attendue.
5 1997 et 1998, Jaquino (Fidelio); 2004, le Chanteur italien (Rosenkavalier) ; 2006, Don Ottavio (Don Giovanni) ; le Prince (Rusalka). Participations à des concerts en 1998, 2000 et 2004.
6 Gounod entendit Wagner diriger le Prélude de Tristan en 1860 et fut très impressionné.