C’est la première fois que Wozzeck est donné sur la scène de l’Opéra d’Avignon. C’est assurément une nouveauté pour un public plus sensible aux accents italiens, géographie et tradition obligent. À l’exotisme que constitue la langue allemande – quelques jours après la célébration du cinquantième anniversaire du traité de l’Élysée, tout de même – s’ajoute celui d’une mise en scène qui surprend manifestement le public de ce dimanche après-midi.
En situant l’action sur un terrain vague, derrière une palissade, sous un panneau publicitaire, en faisant du soldat Wozzeck un quasi SDF, Mireille Larroche se réfère autant à la pièce Woyzeck de Georg Büchner (1813-1837) – né la même année que Wagner et Verdi mais mort prématurément à l’âge de vingt-quatre ans – qu’au livret de l’opéra d’Alban Berg (1885-1935). D’une certaine manière, elle retourne même, avec le dramaturge Dorian Astor, au point de départ de la pièce elle-même, puisque le jeune écrivain hessois s’était inspiré d’un fait divers sordide – le meurtre d’une veuve par un barbier, en 1821 – pour sa dénonciation virulente de la violence sociale. En même temps, la mise en scène présente aussi la facticité d’un univers de foire où évoluent des personnages semblables à des marionnettes. Double anniversaire donc, puisque 2013 marque le bicentenaire de la naissance de Büchner mais aussi le centième anniversaire de la première représentation de sa pièce, qui eut lieu en 1913 seulement, les scènes éparses de son texte n’ayant été publiées qu’en 1879. C’était la première fois qu’un pauvre, un misérable, un prolétaire, était le personnage principal d’une pièce de théâtre.
Bien que l’opéra de Berg date de 1925, l’audace de son langage musical continue de produire un choc sur les auditeurs. Même si, comme c’est le cas pour ce spectacle, l’orchestre imposant prévu par le compositeur est réduit à la présence de vingt et un musiciens, grâce à la partition réorchestrée de John Rea datant de 1995. Bien sûr, il manque par moments une certaine épaisseur de la pâte musicale, mais le travail sur les timbres et les couleurs est magnifique, les motifs se dégagent clairement. La direction de Pierre Roullier est exemplaire, qui enchaîne comme une évidence les scènes et les actes et obtient une parfaite homogénéité de l’orchestre. Tout au plus aurait-on souhaité plus de grotesque et de soulignement expressionniste du rythme syncopé dans la scène 4 du deuxième acte (dans l’auberge) et dans la reprise parodique de la valse de Baron Ochs du Chevalier à la Rose (il n’y a évidemment pas de petit orchestre de cabaret sur scène). Pour le reste, les sonorités et les effets sont particulièrement réussis, et l’onde hurlante sur la note si, après la mort de Marie, est très impressionnante.
Le baryton allemand Andreas Scheibner conjugue toutes les qualités pour incarner Wozzeck : une voix au timbre puissant et lyrique – capable d’exprimer les abîmes du désespoir, les errances hallucinées de la folie tout autant que la fragilité de l’amour – une diction impeccable, une présence physique imposante, un jeu sobre et pénétré de gravité. Le Capitaine est interprété par le ténor Gilles Ragon, qui connaît bien ce rôle, et qui convainc parfaitement par son jeu nuancé, par la souplesse de sa voix et la qualité de sa prononciation de l’allemand. La première scène notamment est excellente, avec ses passages en voix mixte. Éric Martin-Bonnet est un Docteur glaçant à souhait, dont le diagnostic froid et précis est servi par une voix de basse puissante et bien timbrée.
Bonne comédienne, dotée d’une voix puissante, la soprano Barbara Ducret en fait trop – le rôle de Marie n’a pas besoin de ces excès, de ces notes étirées, de ces syllabes allongées, de ces intonations surjouées. Là où la sobriété serait requise, la déformation des syllabes est accentuée par la mauvaise prononciation de la langue allemande. Tout cela donne à Marie une vulgarité que le personnage n’a ni chez Büchner ni chez Berg, et surtout en gomme la musicalité, le lyrisme que Berg précisément avait préservé (notamment pour la prière et pour le conte au début du troisième acte). En revanche, Barbara Ducret se met entièrement au service des intentions du metteur en scène : si la folie de Wozzeck est en partie gommée – d’emblée, il exprime la violence d’une lutte des classes –, celle de Marie, moins mise en évidence habituellement, apparaît ici pleinement. Elle donne à voir ce déséquilibre, ces accès de désespoir alternant avec une joie bruyante. Aurore Ugolin est une Margret de bonne tenue dans ce rôle secondaire, mais pourquoi brutaliser les fins de phrases à ce point dans la chanson « En Souabe je ne veux point aller » ?
Yves Saelens surjoue le Tambour-major, mais cela fait finalement partie de son rôle, et il affiche une santé insolente servie par un timbre clair et chaleureux, en dépit du caractère négatif de son personnage. Andrès (Philippe Do), les deux compagnons (Alain Herriau et Florent M’Bia) et l’Idiot (Raphaël Bremard) tirent très bien leur épingle du jeu – mention particulière à Alain Herriau, remarquable dans les digressions philosophiques d’ivrogne de l’acte II, scène 4.
Tout au long de l’opéra, l’enfant de Marie et Wozzeck est présent, double silencieux de son père. Interprété avec talent par le jeune Robin Gornay, on le voit récolter les pièces jetées par le Capitaine et le Docteur, puis collectionner les chaussures récoltées par Wozzeck, les organiser en un chemin qu’il décide in fine de ne pas suivre, quittant la scène pour sortir, par la porte de la salle, afin de tenter d’échapper à ce monde d’aliénation. Vite, sans se retourner, rappelant la réplique du Capitaine à Wozzeck au deuxième acte : « Vous courez par le monde comme une lame de rasoir ! On se couperait en vous rencontrant. »