Après son éblouissante performance dans Radamisto (Polinessa) l’automne dernier, Emöke Baráth retrouvait vendredi soir le public du Théâtre des Champs-Élysées et Philippe Jaroussky, mais cette fois à la tête de son Ensemble Artaserse. Rôdé à Montpellier, le florilège offert dans le cadre de la série Les Grandes Voix recoupe, pour l’essentiel, celui de l’album qui vient de paraître chez Erato. Exclusivement consacré à Haendel, Dualità nous rappelle que les soprani pouvaient elles aussi camper des hommes comme des femmes, à l’instar des castrats et des contralti abonnés aux travestis. Primo uomo (Radamisto) ou adolescent à peine pubère mais prêt à en découdre (Sesto, Achilla dans Deidamia) en première partie, la soliste troquera pour aborder la seconde partie son complet anthracite contre la majestueuse robe de Rodelinda, Alcina, Cleopatra et Adelaide (Lotario). Le clin d’œil au disque était prévisible, mais au fond, peu importe l’habit. Les passions qui animent ces personnages transcendent les genres, elles sont universelles. Sous la plume de Haendel, la fureur, la tendresse ou le chagrin amoureux parlent aux spectateurs comme aux spectatrices, a fortiori quand le chant est aussi habité. Emöke Baráth donne de mémoire et semble s’être approprié chaque pièce comme elle l’aurait fait d’un rôle : elle ne les chante pas, elle les incarne. Un tel accomplissement confirme la métamorphose entrevue il y a quelques mois et l’émergence d’une haendélienne de tout premier rang.
En s’ouvrant avec la figure de Sesto pour se refermer sur le duo final de Jules César (« Caro ! Bella ! »), le récital semble d’ailleurs vouloir retracer l’impressionnante trajectoire de la chanteuse dans l’univers du Saxon. Ainsi, il y a une dizaine d’années, à l’invitation d’Alan Curtis, elle prêtait un soprano encore vert et fragile à l’impétueux fils de Pompée pour un enregistrement suivi d’une tournée qui fit étape au TCE. En juin prochain, Montpellier verra ses débuts en Cléopâtre sous la direction de Philippe Jaroussky. Dans l’intervalle, la voix s’est considérablement développée, le médium se révèle suffisamment dense pour s’épanouir dans la tessiture de « L’aura che spira » et l’émission assez incisive pour traduire l’ardeur déjà virile du jeune Romain.
Si le programme ménagera également des transitions habiles – par exemple entre le Largo du concerto grosso opus 6 n°12 et le récitatif d’Alcina « Ah Ruggiero crudel ! » –, les musiciens osent d’entrée de jeu une rupture brutale et déroutante, enchaînant l’aria nerveuse de Sesto avec le lamento de Radamisto « Ombra cara di mia sposa » prisé par Geminiani et d’autres musiciens contemporains. Nous avons d’abord un peu de mal à entrer dans cette plainte tout en délicatesse, mais fort lente et à l’atmosphère évanescente. Après la création de l’ouvrage, Haendel ajouta « mà non troppo » à côté de l’indication « Largo », comme s’il redoutait que la pièce ne s’enlisât et, partant, que l’auditeur ne décrochât. Heureusement, nous pouvons compter sur l’intelligence de l’interprète. Emöke Baráth puise dans une palette déjà admirée par Christophe Rizoud chez Vivaldi pour renouveler l’expression – quand d’autres donneraient dans la joliesse ornementale – et réussit à venir nous chercher au fond de notre siège pour ne plus nous lâcher. De telles ressources ne se rencontrent pas tous les jours dans ce répertoire volontiers fréquenté par des sopranos d’essence plus légère et surtout monochromes, mais encore faut-il pouvoir les exploiter. Avec Philippe Jaroussky, « Qual nave smarrita » (Radamisto) nous plongeait dans une de ces rêveries poétiques dont il a le secret. Autre vocalité, autre personnalité, pour notre plus grand bonheur. Le soprano charnel d’Emöke Baráth installe un climat moins onirique, mais s’élève ensuite vers d’autres cimes et nous fait chavirer. Dardé ou caressant, l’aigu bénéficiera tout au long de la soirée d’une absolue maîtrise de la dynamique. En revanche, arraché à son contexte, l’unique morceau de bravoure d’Achille (« Ai Greci questa spada sovra i nemici estinti ») perd son caractère héroïco-comique et ses coloratures trop brèves nous laisseront sur notre faim.
C’est d’abord en partenaire que Philippe Jaroussky revient sur scène après l’entracte, « Io t’abbraccio » (Rodelinda) consacrant le parfait accord de deux sensibilités unies dans une même extase doloriste. La grande scène d’Alcina (« Ah, Ruggiero crudel ! … Ombre pallide ») nous montre à quel point Emöke Baráth a les moyens de son tempérament, en particulier la longueur et la maîtrise du souffle, indispensable pour préserver la ligne au cours de cet éprouvant voyage émotionnel. A la détresse de la magicienne, éperdue mais grandiose, succède la prière de Cléopâtre (« Che sento ? Oh dio ! … Se pietà di me non senti »). La noblesse du timbre et les accents farouches du soprano dans le récitatif confèrent d’emblée une stature peu commune à la jeune souveraine. Ce lyrisme sobre mais intense, cette franchise sans apprêts inutiles semble être la signature de l’artiste et présage une prise de rôle mémorable.
Livré en second bis, « Da tempeste » tient également toutes ses promesses : aisance, éclat et netteté des traits, variations inventives, la virtuose ne boude pas son plaisir et nous pouvons nous réjouir car aucun des multiples visages de Cléopâtre ne devrait lui échapper. Philippe Jaroussky a l’élégance de demeurer légèrement en retrait dans leur second duo (« Caro ! Bella ! »), puis prend la parole pour dédier le premier bis aux personnes qui souffrent aujourd’hui : « Ah ! spietato ! », l’âpre plainte de Melissa dans Amadigi, exhalée avec des inflexions poignantes par Emöke Baráth. Accompagner une soliste de cette trempe, qui plus est sous la conduite d’un chef lui-même instrumentiste et chanteur, doit être particulièrement stimulant pour les musiciens d’Artaserse. Leurs multiples interventions solistes au fil des airs comme dans les concerti grossi affichent une éloquence raffinée et une qualité d’écoute quasi chambriste. Si les violons dominent (quatre par partie), comme souvent dans ce type de formation, les basses ne sont pas noyées. Équilibres sonores, mise en place, articulation, phrasés, accents… : Philippe Jaroussky ne laisse rien au hasard et soigne le moindre détail. Si sa direction paraît un peu corsetée dans le concerto grosso en ré mineur, opus 3 n°5, le geste se libère et se montre plus personnel dans les mouvements qui ponctuent la seconde partie.