22 ans : c’est le temps qu’il aura fallu pour que l’orchestre du Metropolitan Opera de New-York retrouve les planches d’une salle parisienne. Les raisons d’une telle absence ne manquent pas : problèmes de santé récurrents qui ont frappé James Levine durant les dernières années de son mandat, crises (financière en 2008, sanitaire en 2020) qui ont contraint les orchestres à limiter les grandes tournées internationales, sans même mentionner les obligations inhérentes à un orchestre de fosse, assigné à résidence pour les besoins de la saison lyrique… toujours est-il que le retour en France de l’une des formations les plus célèbres et les plus enregistrées au monde, et ses premiers pas à la Philharmonie, méritaient un programme à la hauteur, et c’est rien moins que Shakespeare qui a été convoqué comme fil rouge de cette première soirée – la seconde étant consacrée à Berlioz.
Inspiré de Roméo et Juliette, West Side Story devait surtout permettre à l’orchestre de s’illustrer dans un groove typiquement américain. Pourtant, plus familiers de Wagner ou de Puccini que de Leonard Bernstein, les musiciens du Met délivrent des « Danses symphoniques » impeccables de précision certes, insolentes de santé bien sûr, mais un rien statiques. Yannick Nézet-Séguin se démène au pupitre, les claquements de doigt et les « Mambo » lancés par l’orchestre amusent, sans que cela nous donne de fourmis dans les jambes. L’ouverture-fantaisie Roméo et Juliette est de ces vieux tubes qui, comme les Préludes de Liszt, faisaient figure d’incontournables dans les programmes symphoniques de jadis, moins dans ceux d’aujourd’hui. Il va sans dire qu’au lyrisme brûlant de Tchaïkovski, l’orchestre offre un écrin en platine, cordes chauffées à blanc, cuivres somptueux, percussions triomphantes. A ce décorum faramineux manquent encore la souplesse rythmique d’un Ozawa, l’émotion à vif d’un Abbado, qui pouvaient faire mentir ceux qui jugent grandiloquente cette musique à l’orchestration si raffinée. Entre les deux, une création du jeune Matthew Aucoin, dont la première mondiale avait eu lieu quelques jours plus tôt à Carnegie Hall, fait, quant à elle, écho au Roi Lear et à la lande qui devient le substrat, physique et symbolique, de son errance : sorte de court poème symphonique en quatre parties, sa pièce Heath dénote un talent certain pour broder des sonorités flatteuses, où de grands aplats de cordes à l’unisson laissent les bois énoncer des lignes mélodiques étales. L’ensemble, volontiers tonal, n’agresse jamais l’oreille de l’auditeur – mais ne semble pas non plus chercher à lui laisser un souvenir impérissable.
Après l’entracte, les amateurs d’art lyrique s’impatientaient d’entendre les forces du Met dans Otello, pièce entrée au répertoire de la maison new-yorkaise trois ans à peine après sa première milanaise, jouée avec le créateur du rôle, Francesco Tamagno, avec Martinelli, avec Domingo bien sûr, et sous des baguettes aussi prestigieuses que celles de Toscanini, Fritz Busch, Böhm puis Levine maintes et maintes fois. Yannick Nézet-Séguin se met dans les pas de ses devanciers avec résolution : l’entame du cor anglais, au IVe acte, dépose sur la scène de la Philharmonie son aura de mystère. Angel Blue s’avance, et impose d’emblée la présence scénique et vocale qu’il faut pour faire exister Desdemona, surtout en version de concert. Sa « Chanson du Saule » et sa prière n’ont peut-être pas les sonorités diaphanes qu’on rêverait d’y entendre (constamment mezzo-forte, l’orchestre ne l’aide guère), mais c’est dans sa confrontation avec Otello que la soprano utilise au mieux son timbre de bronze pour affirmer la pleine nature de son personnage, une femme luttant de toutes ses forces pour sa vie, refusant de se soumettre à l’homme qu’elle aime, devenu son bourreau. Celui-ci est chanté avec beaucoup de solidité et de vigueur par Russell Thomas : le métal de la voix, la projection sont bien dignes d’un Otello, et « Niun mi tema » est phrasé avec une belle éloquence que ne parvient pas à déparer un léger manque de legato. Plus habitué à diriger ses musiciens depuis la fosse que sur une scène, Nézet-Séguin couvre parfois son plateau, comme s’il ne pouvait se résigner à sacrifier le moindre décibel de tant de beautés. Somptuosité, encore, jusque dans le bis de Florence Price qui met en valeur le premier violon David Chan : si le Met est fameux pour ses distributions cinq étoiles, la star, ce soir, était l’orchestre.