Depuis une dizaine d’année, Venise propose pour la Saint-Sylvestre une alternative au concert du nouvel an viennois. Toutes lumières dehors, la Fenice accueille un public élégant, sur son trente-et-un forcément. La scène déborde d’or et de fleurs. Le prix des places se hisse à la hauteur de l’événement. Un fauteuil au parterre avoisine les 250 euros. Il en faudrait davantage pour décourager les amateurs du genre. Le privilège d’en être justifie les moyens : le concert affiche complet depuis plusieurs semaines. Les naufragés de la billetterie se consoleront devant leur écran. L’événement est télédiffusé*. Les caméras ont envahi la salle. Le pas lourd des machinistes ajoutent à la partition une ligne imprévue. Les smartphones sont de sortie, avant le spectacle, après et pendant. Chaque instant doit être immortalisé si l’on veut rentabiliser son billet. Pourtant, la magie opère.
Au contraire de Vienne, des chanteurs sont invités à se joindre à la fête. Le programme dédaigne la valse pour s’arrimer férocement aux standards du répertoire lyrique. L’orchestre, placé sous la direction de Daniel Harding, reste cependant le roi de la fête, moins en première partie dans une Quatrième de Mendelssohn sans relief, dont le dernier mouvement mené à trop vive allure, malmène la cohésion instrumentale qu’ensuite dans les extraits d’opéra italien. Là, les forces de la Fenice s’ébattent en terrain familier. Tout brille, tout claque, tout aveugle en une démonstration fastueuse où l’élan l’emporte sur l’expression. L’émotion, étonnamment, jaillit de cet éblouissement. Les cordes prennent l’avantage sur les autres pupitres. Le chœur attend son heure – le finale de Turandot. Auparavant, la dernière note du « Va pensiero » a été tenue jusqu’à extinction du souffle dans un geste ostentatoire qui fait de la déploration des Hébreux un hymne vengeur. Le « Lacrymosa » du Requiem de Mozart, ajouté in extremis au programme en hommage à Benoit XVI décédé le jour même, montre moins de cohésion. Le recueillement reste de façade, de la même manière que plus tard la solennité d’un « Che del ciel che degli dei » désuni tombe à plat. Le public, désorienté, en oublie d’applaudir.
© Teatro La Fenice
Tout autre est l’accueil réservé aux deux chanteurs. Enrôlée sous bannière mozartienne, Federica Lombardi a déjà conquis Londres en Comtesse des Noces. Paris ne devrait pas tarder à rendre les armes tant son soprano est de la plus belle eau : velouté sans l’acidité qui en amoindrirait la douceur, dense sans l’opacité qui en contrarierait la rondeur, brillant sans le clinquant qui en dévoierait l’éclat. Norma, même réduite à son « Casta diva » exige cependant davantage : un ancrage, une assise dans le medium que l’on sent encore fragile, un vocabulaire belcantiste à enrichir… Mais tracée d’une ligne sure, Musetta pétille d’un charme dénué de vulgarité, et Violetta, reine en son brindisi, possède une lumière annonciatrice d’une prise de rôle sinon imminente du moins prochaine.
Freddie de Tommaso, lui, a gagné ses galons internationaux en remplaçant au pied levé Bryan Hymel dans Tosca à Covent Garden, devenant à moins de 30 ans le plus jeune Cavaradossi de histoire lyrique londonienne. Depuis, deux albums chez Decca ont transformé l’essai. Que de promesses là encore dans cette voix puissante et fière, ourlée d’ombre, dramatique déjà par sa solidité, comme biberonnée aux accents héroïques de Franco Corelli. Quelques coups de glotte malvenus émaillent « la fleur que tu m’avais jetée » mais le diminuendo final habilement maitrisé a valeur d’expiation. S’agissant d’un chanteur italo-britannique, la prononciation française est un autre sujet de satisfaction. Plus glorieux, « Nessun dorma » s’apparente à un chant de victoire dont rien ne semble pouvoir entamer l’assurance. L’épreuve de la scène devrait l’aider à se poser en référence. Le costume d’Alfredo dans La Traviata semble déjà trop étroit pour des épaules si larges. Le duo n’en est pas moins bissé.
A ce tarif, un nouveau numéro – voire deux – plutôt qu’une reprise aurait été apprécié. Mais rien ne semble pouvoir entamer la bonne humeur de la salle qui se lève pour saluer les artistes tandis que revient à l’esprit cette phrase de Paul Morand, relevée à bon escient quelques jours auparavant : « Triompher à Venise, c’est triompher cent fois mieux qu’ailleurs ».
* Sur Arte notamment, en replay jusqu’au 31 janvier 2023