Annoncée au printemps dernier, la nomination de Gustavo Dudamel à la tête de l’Orchestre de l’Opéra national de Paris n’a pas surpris grand monde, tant elle était annoncée et attendue. Elle n’en a pas moins créé un certain émoi parmi les spectateurs : quel directeur musical allait devenir ce chef brillant et médiatique, mais jusqu’alors peu connu pour ses affinités avec l’art lyrique ? Comment s’en sortirait-il, face à des instrumentistes aussi réputés pour leurs qualités musicales que pour leur caractère ombrageux ? Si le « Concert inaugural » donné ce soir au Palais Garnier n’apporte pas de réponse définitive, il offre déjà un aperçu de ce que l’on pourrait un jour appeler « l’ère Dudamel ».
Une ère où le répertoire est présent dans toute sa diversité : le programme de cette soirée de gala accorde naturellement une large place à quelques grands tubes, mais il met aussi à l’affiche, chemin faisant, des compositeurs qui n’ont jamais, ou presque jamais, eu l’heur de se faire entendre sur les planches de Garnier et de Bastille. Ainsi, la première partie de la soirée débute par Carmen, avant de se poursuivre avec d’autres œuvres hispanisantes, dont un extrait du méconnu Ainadamar de l’argentin Osvaldo Golijov, mélopée triste et sensuelle où Ekaterina Gubanova se révèle très à son aise. Après un splendide virage au nord vers des pièces anglaise et américaine, la deuxième partie voit se succéder, plus classiquement, des piliers des répertoires allemand et italien, présentés sous la forme de larges ensembles plutôt que de petits airs isolés. C’est malin, ça évite au public de se lasser face à des successions de morceaux de bravoure plus ou moins bien cadencés, et ça laisse aux musiciens tout le loisir pour installer une véritable atmosphère.
Car que faut-il attendre d’une ère Dudamel, sinon qu’elle nous apporte d’ineffables félicités orchestrales ? De ce point de vue, il y a de quoi se réjouir : dès le prélude de Carmen, on admire l’allant de la dynamique sonore, la différenciation des timbres, la netteté et l’à-propos des détails ainsi que la force évidente du mouvement d’ensemble. Les cuivres accusent quelques approximations dans « Les voici, voici la quadrille » où le choeur, en fait de scène, sonne légèrement étouffé. Mais l’énergie de la danse extraite de La Vida Breve, la férocité du dernier interlude de Peter Grimes, la syncope obsessionnelle de l’extrait du Doctor Atomic de John Adams, dans lequel Gerald Finley, créateur du rôle d’Oppenheimer, se hisse au plus haut de ses capacités expressives, sont tous de fantastiques moments de musique. De même, le prélude de Lohengrin semble proche de l’idéal, à la fois plastique et dense, à même de convaincre ceux qui aiment leur Wagner dégraissé comme ceux qui le préfèrent plus substantiel – on rêve maintenant d’entendre, sous cette baguette, un Ring, des Meistersinger en entier. Les diaprures du trio du Chevalier à la Rose sont de la même étoffe, claires de couleur mais de texture épaisse et moelleuse. Ekaterina Gubanova, Sabine Devieilhe et Jacquelyn Wagner (cette dernière remplaçant Diana Damrau) peuvent se rouler dedans sans jamais s’empêtrer, et laisser s’épancher un lyrisme grand style. Redoutable mécanique de théâtre et de musique, le final de Falstaff constitue un test infaillible de technicité pour tout chef ; Dudamel le relève haut la main, qui semble laisser toute latitude à son monde mais veille, attentif et précis, pour que rien n’enraye l’irrésistible progression du discours. Et au-delà de l’orchestre, ce sont aussi les choeurs et les chanteurs du studio, tous impeccables, que l’on retient comme une grande force, parfaitement canalisée.
Alors, s’il avait fallu encore émettre des doutes sur l’ère Dudamel, qu’eussions-nous pu dire ? Peut-être que cette soirée, orchestralement plaisante, orchestralement grisante, ne nous a pas offert de très grands moments de chant : seuls airs de bravoure au programme, les extraits de Carmen ont échu à une Clémentine Margaine parfois en délicatesse avec le souffle, et à un Matthew Polenzani subtil mais trop clair de timbre. C’est que le programme de ce soir n’était peut-être pas fait pour représenter l’ère à venir, ni pour combler les fans d’exploits vocaux (ni les fans de danse d’ailleurs, soyons justes, ce n’est pas parce que nous nous appelons Forum Opéra qu’il faut oublier nos amis amateurs d’entrechats), mais pour introniser en majesté un nouveau chef. Quelle folie ce serait que de s’en plaindre, au lieu d’acclamer tout le monde au rythme d’une Marseillaise donnée en bis devant une salle debout, Président de la République et Première Dame inclus : il n’en faillait pas moins pour célébrer cette nouvelle ère !
Ce concert est disponible gratuitement en replay pendant trois mois sur le site de l’Opéra de Paris : Concert inaugural saison 21/22 – Concerts et récitals – L’Opéra chez soi (operadeparis.fr)