Le retour du favori, ou du préféré, comme on voudra : tel est le titre du texte rédigé en castillan lisible dans le programme. Il évoque les liens étroits de Juan Diego Flórez avec l’Espagne et en particulier avec le festival du château de Peralada, dont la fondatrice, Doña Carmen Mateu de Suqué lui décerna la médaille d’or en 2015. A qui en eût douté l’accueil et la réponse du public auraient prouvé sans condition la justesse de la formule.
Témoin de ses débuts étourdissants dans la Matilde de Shabran de 1996 nous portons à l’artiste une admiration qui perdure, et nous avons pu apprécier ces dernières années au cours de divers concerts l’intelligence, l’habileté et la persévérance avec lesquelles il travaille à élargir le répertoire auquel ses dons semblaient devoir le confiner. Mais quelle que soit sa maîtrise à gérer ses moyens Juan Diego Flórez ne peut modifier fondamentalement sa voix et reste un être humain dont les performances déjà accomplies ne se répètent pas à volonté. Qu’il s’agisse du cas particulier du plein air qui réclame davantage d’intensité ou de la volonté de compenser peut-être une légère baisse de tonus dans la touffeur de la soirée, certaines notes données en force pour Romeo et Faust, bien qu’elles sonnent juste, sont pour nous comme de légers hiatus dans le déroulé d’un phrasé exemplaire de fluidité, alors que dans le vase clos d’un théâtre elles s’y intégraient superbement. On les remarque parce que la voix n’a rien perdu du moelleux qui confère aux amorces la douceur enveloppante qui captive aussitôt, prolongée par un legato qui ensorcelle, sans que ce charme né du timbre et de la technique faiblisse un instant. La souplesse est toujours aussi enviable, et le soin apporté aux nuances aussi minutieux que souhaitable pour donner aux mots tout leur poids, tant en français qu’en italien. Cela confère aux personnages, au-delà de leur spécificité vocale, l’empreinte dramatique qui suscite l’émotion, comme pour l’Egardo de Lucia ou Faust.
Ruzan Mantashyan et Juan Diego Florez © miguel gonzalez
Pour ce concert, Juan Diego Flórez a une partenaire, la soprano arménienne Ruzan Mantashyan dont l’apparition nous met aux lèvres l’exclamation de Mustafà dans L’Italiana in Algeri : « Oh, che pezzo da Soltano ! » que par prudence nous retenons « in petto ». La longue robe qui moule son corps révèle une plastique digne d’une statue de Vénus, et nous voici déjà conquis. Malheureusement la performance vocale n’est pas aussi grisante ; loin d’être médiocre, elle laisse cependant à désirer sur le plan de l’articulation et semble révéler des problèmes irrésolus dans le haut de la gamme, quand les aigus lancés sonnent durs, à moins que ces finales en force aient été préparées pour le plein air et faussent l’idée de ce qu’on entendrait dans un théâtre fermé. Sa Juliette est néanmoins crédible, comme sa Lucia, et à y repenser c’est dans les duos avec Juan Diego Flórez qu’elle est la plus remarquable. Ces duos sont théâtralisés par les deux chanteurs, qui miment les sentiments à grand renfort d’étreintes et de baisers feints qui semblent vrais, ce qui ne manque pas de bouleverser les âmes sensibles en quête de gossip qui ont déjà commenté la robe nouvelle après l’entracte, beaucoup moins ajustée mais plus décolletée.
Le programme s’achève par le duo Marcello-Mimi, le couple se retirant vers la coulisse, leur chant mourant avec leur disparition. Restés seuls en scène, les musiciens de l’Orchestre Symphonique Del Vallès et leur chef Guillermo García Calvo recueillent les applaudissements qu’ils ont bien mérités. Non seulement ils ont accompagné avec précision et respect les chanteurs, mais les pages purement orchestrales qu’ils ont interprétées ont montré une sensibilité polymorphe du meilleur aloi et une très remarquable préparation, de la nostalgie douloureuse de Mignon au poème symphonique de l’intermezzo de L’amico Fritz en passant par l’agitation et les déchirements de l’ouverture de La Favorita.
Cependant le public ne se lasse pas d’applaudir, et les chanteurs, revenus saluer, concèdent des bis. Ruzan Mantashyan détaille un « O mio babbino caro » des plus séduisants car on ne perçoit alors aucun effort. Juan Diego Flórez joue sur le velours en se faisant acclamer avec un « Granada » incandescent d’hispanité. Encore, encore, et cette fois c’est le couple qui détaille le paso-doble enchanteur d’El gato montès, enchanteur parce que la musique est ravissante et parce que les chanteurs semblent d’un naturel grisant, bien loin des comparaisons éventuelles auxquelles le programme les exposait. Un bis pour elle, un pour lui, un pour les deux, c’est fini ?
Voilà qu’une chaise est amenée en toute hâte de la coulisse. Les habitués ont deviné que le show va se poursuivre, avec Juan Diego Flórez en guitariste. Il renoue ainsi avec l’amour d’adolescence qui ne l’a jamais quitté : la chanson populaire. Il en enchaîne trois, et on voudrait que cela ne finisse pas, car le chant devient poésie, devient peinture, se fait confidence murmurée ou s’élève en efflorescence somptueuse, qu’il tourne à l’exploit quand le souffle se fait infini et que la voix prend toute la saveur de la langue natale. Ah, cette Paloma, comme par-delà la pure jouissance vocale elle parle au cœur !
Juan Diego Flórez © miguel gonzalez
On est prêt à partir, les yeux fermés sur ce bonheur. Mais autour de nous c’est une cohue de cris, d’acclamations ; alors, tandis qu’on emporte la chaise et la guitare, le préféré revient, et chante « Nessun dorma ». Faut-il dire la houle qui accompagne le « Vincero ! » ? Une fois encore, Juan Diego Flórez est venu, et il a vaincu.