Un concert Rossini-Donizetti à Orange, voilà qui semblait une belle occasion de rééquilibrer les choses, dans un Théâtre antique où le bel canto romantique n’est pas si souvent au rendez-vous. Si Lucia di Lammermoor y revient régulièrement (1997, 2006), on n’y a plus revu Norma depuis 1999, et quant à Rossini, en dehors d’une exécution de sa Petite Messe solennelle en 2012, son seul opéra jamais joué devant ce que Louis XIV appelait la plus belle muraille de son royaume semble bien être le Moïse donné en 1974, avec Boris Christoff, Christiane Eda-Pierre et Robert Massard, dirigés par Bruno Bartoletti. Hélas, malgré de grandes raisons de satisfaction, la joie ne fut pas tout à fait à son comble, comme on va le voir.
Avant de passer au chant, évoquons les quelques ouvertures dont était émaillée la soirée, pour laisser aux chanteuses le temps de se reposer entre deux prestations. Côté Rossini, on mesure tout le chemin parcouru entre Le Barbier de Séville en 1816 (et même 1813, puisque l’ouverture en question est en fait celle d’Aureliano in Palmira, déjà réutilisée en 1815 pour Elisabetta, regina d’Inghilterra) et Sémiramis en 1823, d’une page encore très mozartienne à une introduction déjà romantique. Conduit avec vigueur par Luciano Acocella, l’Orchestre Philharmonique de Marseille est sans doute plus à son affaire dans les ouvertures donizettiennes, dont le dynamisme dissimule mieux les moments de faiblesse des cordes.
Si le public était moins frileux, et si la France était plus réceptive au versant serio de la production rossinienne, Semiramide serait un titre qu’on verrait bien au Théâtre antique. Daniela Barcellona, qui fait ce soir ses débuts à Orange, y serait un superbe Arsace, mais il faudrait probablement envisager pour le rôle-titre une autre titulaire que Patrizia Ciofi. La soprano italienne excelle dans certains personnages rossiniens (on vient de l’applaudir à Paris en Amenaide de Tancredi), mais la reine de Babylone ne semble pas lui être destinée. Qu’a de commun sa voix avec celle de la Colbran ? « Bel raggio lusinghier » est abordé avec d’infinies précautions, mais la tessiture est trop grave, et même les vocalises paraissent laborieuses. Daniela Barcellona, elle, ne fait qu’une bouchée de l’air d’entrée d’Arsace, mais l’on regrette que tout le récitatif « Eccomi alfine in Babilonia » ait été supprimé, contrairement à ce qu’annonce le programme. Quand vient le fameux duo « Alle più care immagini », on songe que le sort a été cruel pour la soprano et que ces extraits rossiniens ont été inclus dans le seul intérêt de la mezzo, car Patrizia Ciofi s’y avance encore une fois à pas prudents, se contorsionne pour émettre certaines notes, et le tempo très lent adopté pour cette fin de première partie prive la partition d’une partie de sa force. A l’entracte, le bilan est clair : face à Barcellona, qui n’a qu’à ouvrir la bouche pour émettre des décibels à volonté, depuis le grave jusqu’à l’aigu, Ciofi ne fait pas le poids.
Cette impression est en grande partie corrigée par la deuxième moitié du concert, mais il se confirme que la mezzo a été privilégiée dans le choix des morceaux, puisqu’elle bénéficie d’une étrange dérogation : que vient faire l’air de la princesse de Bouillon dans un récital Rossini-Donizetti ? Créé en 1902, Adriana Lecouvreur relève d’une tout autre esthétique, sans rapport avec celle des années 1820 à 1840. Même si les mots « Acerba voluttà » sont couverts par l’orchestre, tout le reste de l’air est interprété avec un brio indéniable, qui montre que Daniela Barcellona peut légitimement aspirer à élargir son répertoire jusqu’au début du XXe siècle. Autre triomphe avec l’extrait de La Favorite, mais petite déception pour qui s’attendait à entre « O mon Fernand », comme inscrit dans le programme : ce n’est pas l’original français que chante la mezzo, mais la version italienne. Des applaudissements intempestifs coupent l’orchestre et la chanteuse dans leur élan, et la cabalette manque ensuite de la fougue qu’elle pourrait avoir. Pour Patrizia Ciofi, l’heure de la revanche sonne enfin : l’air de Maria Stuarda nous la montre tout à fait à son aise, parfaitement maîtresse d’un rôle dont elle a l’expérience en scène. Même remarque pour « Al dolce guidami », dont l’atmosphère élégiaque lui convient bien mieux que la jubilation d’une Sémiramis dont l’euphorie sonnait bien timide (le mot « gioia », répété à la fin de « Bel raggio lusinghier », était étonnamment peu joyeux). Le duo tiré d’Anna Bolena est interrompu vers la fin par un trou de mémoire de la soprano : le public est bon enfant et applaudit la candeur de la chanteuse qui déclare « C’est ma faute, je me suis perdue » et demande au chef de lui rappeler les paroles qu’elle doit interpréter. On reprend, et tout se termine sans encombre, mais le concert se termine sans grand éclat.
Pour les bis, ces dames ne se fatigueront guère. Elles offrent d’abord une Barcarolle des Contes d’Hoffmann qui ne leur coûte aucun effort, et qu’elles chantent comme en riant, en se balançant et en mimant les gestes des gondoliers. Autre hommage à l’opéra français : le duo des fleurs de Lakmé. Patrizia Ciofi arrive avec le texte à la main (« L’âge », explique-t-elle, mais une spectatrice lui lance « No, lei è giovane »), ce qui ne l’empêche pas d’en donner une interprétation à peine plus intelligible que celle de Joan Sutherland. Dommage que les deux artistes ne soient pas allées chercher dans le romantisme italien un autre duo qui aurait conclu la soirée sur un feu d’artifice au lieu de les laisser se retirer sur la pointe des pieds, chantant dos au public, a cappella.