Rossini est un homme de quarante ans en pleine force de l’âge quand il écrit en 1832 la cantate Giovanna d’Arco pour la dédier à Mademoiselle Pélissier, une figure parisienne dont le salon et le lit sont fréquentés par les meilleurs artistes et dont nul n’ignore que sa position sociale et sa prospérité financière – comparables à celles d’Isabella Colbran à Naples – sont liées à sa précocité dans la galanterie. N’est-il pas piquant qu’au même moment il échoue à terminer le Stabat mater promis au chanoine Varela de Madrid, à qui il enverra une partition biseautée dont seule la moitié sera de sa main ? L’hommage à la Vierge cède le pas à l’hommage à celle qui débuta dans le monde en perdant son pucelage. Et associer cette scène dramatique qui pourrait figurer dans un opéra avec La Petite Messe solennelle, n’est-ce pas réunir la carpe et le lapin ?
Le miracle de ce concert est qu’à l’audition on ne s’est plus interrogé sur la pertinence de ce programme. Peut-être parce qu’un des musiciens, le pianiste Michele d’Elia, participait à l’exécution de ces deux œuvres, la cantate étant écrite pour voix de contralto et piano et la messe dans sa version initiale pour quatre solistes, un chœur, deux pianos et un harmonium. Particulièrement inspiré, dans Giovanna d’Arco, il étend le tissu musical qui pose le décor nocturne où la vierge guerrière éprouve sa solitude. Du clavier sortent les accents mêlés de l’attente, l’émoi à l’évocation de la mère inquiète, l’espoir ardent d’une autre manifestation céleste et l’exaltation liée à la confiance dans la victoire que promet la lueur à l’orient, non le lever du soleil mais le message destiné à la missionnaire de Dieu. L’impact de l’interprétation de Michele d’Elia tient à une expressivité qui ne vise pas à terrasser mais à communiquer l’émotion de la scène sans une once d’outrance. Cette retenue laisse à la voix sombre et souple d’Antonella Colaianni toute latitude pour se déployer sans forcer ses moyens, et donner à la scène son caractère d’intimité, puisqu’il s’agit d’une méditation solitaire. Mais la voix et le piano savent s’enfler pour les moments d’exaltation, et leurs frémissements accélérés, en ascensions vertigineuses et en pentes dévalées, témoignent de leur maîtrise de l’écriture rossinienne.
Le conteste de la création de la Petite Messe solennelle est bien différent. Rossini a soixante-et-onze ans et sa santé s’est altérée depuis des années, c’est du reste pourquoi dans les années 1855-1856 il a effectué un séjour dans le Bade-Wurtemberg, où existent quantité de stations thermales dont les eaux sont réputées soigner certaines affections nerveuses. L’amélioration qui s’en suit lui redonne assez d’énergie pour qu’il se remette à travailler le piano et à composer la Musique anodine qu’il dédie en 1857 à celle qui partage sa vie depuis trente ans et qu’il a épousée à la mort d’Isabella Colbran, Olympe Pélissier. C’est pour complaire à son ami le comte Pillet-Will, dont le fils gère une partie de sa fortune, que Rossini écrit en 1863 cette messe en vue de l’inauguration de la chapelle privée du comte dans son hôtel particulier. Cette oeuvre de circonstance lui offre-t-elle l’occasion de se rapprocher d’un Créateur dont il ne semble pas avoir été très dévôt, y a-t-il vu un sauf-conduit pour l’au-delà ? Elle saisit en tout cas par son originalité, à commencer par l’effectif réduit, adapté aux dimensions d’un vaste salon où devait prendre place en outre probablement une trentaine d’invités.
Pour cette exécution à Bad Wildbad, donnée dans la version complétée par Rossini après la création par l’adjonction d’un « O salutaris », Michele d’Elia tient le premier piano et Gianluca Ascheri le deuxième, tandis qu’Angelica Giannetto Fogliani est à l’harmonium, malheureusement pour elle un instrument peu sonore. Le chœur de chambre de Gorecki excède, avec sa trentaine de membres, les douze choristes prévus par Rossini en 1863 mais à la création en 1864 ils étaient quinze ou seize, choisis parmi les élèves du Conservatoire, peut-être pour soulager les solistes dont le compositeur avait d’abord souhaité qu’ils chantent avec le chœur. Soprano, mezzosoprano, ténor, basse, quatre chanteurs d’opéra se voient confier des moments liturgiques que l’écriture et la vocalité risquent de transformer en plages hédonistes au détriment du recueillement. Nous avons parlé de miracle : il a consisté dans l’émotion unanime que cette interprétation a fait naître chez les auditeurs, croyants et incroyants. Antonino Fogliani, qui dirigeait l’ensemble de ces artistes, a choisi l’humilité. Ainsi, aux effets faciles des contrastes sonores, il préfère les piani les plus subtils qui autorisent ensuite des montées en puissance sans pour autant s’y abandonner, et à cet égard la contribution du chœur est magistrale. A chaque étape de la partition le chef semble garder présent à l’esprit que l’œuvre, dans cette version, n’était pas destinée aux emphases d’un théâtre. Autre facteur du miracle, l’empathie avec laquelle les solistes ont abordé leur partie, avec la même modestie et le même souci de respecter la musicalité voulue par Rossini. Qu’il s’agisse de Silvia Della Benetta, qui allège au maximum et lutte pour contenir son émotion, de Marina Comparato, jouant des couleurs et d’une sobriété si efficace, de Mert Süngü au « Domine Deus » délicatement vibrant mais exempt de la plus petite trace d’exhibitionnisme ou de Baurzhan Anderzhanov, dont le « Quoniam » est si noble, ils sont tous au diapason de ce dépouillement, les egos s’effacent derrière l’œuvre. Après l’admirable « Prélude religieux » où les allusions à Bach deviennent sous les doigts de Michele d’Elia les effusions d’une âme qui s’élance vers l’ineffable, « L’Agnus Dei » est la dernière séquence liturgique. Quand le chœur s’est éteint, le silence s’est installé plusieurs secondes, une dizaine peut-être. Le temps de cette audition, ce Rossini si dépouillé nous a ravis au monde et mis les larmes aux yeux.