Beau programme à la Philharmonie en ce soir de décembre, un de ceux dont Daniel Harding a le secret, original et roboratif. Pour deux soirées à la tête de l’Orchestre de Paris, il a l’idée de proposer une première partie très « concert de Noël » avec trois pièces de Johann Strauss fils – dont deux rentrent avec lui au répertoire de l’orchestre : Wiener Blut (Sang viennois) et Frühlingsstimmen (Voix du printemps). Après l’entracte, il nous invite à voyager sur les terres post-wagnériennes d’Arnold Schönberg avec son rare poème symphonique de jeunesse, Pelléas et Mélisande. Le chef anglais réunit donc des œuvres composées entre les années 1873-1883 par le directeur des bals de la cour de Schönbrunn et celle du chef de l’Ecole de Vienne (mais berlinois en 1905 quand il l’écrit sur le conseil de Richard Strauss, sans connaître l’opéra de Debussy). C’est l’ex directeur musical de l’orchestre (2016-2019), qu’il retrouve fréquemment, qui donnera son unité à ce programme par son style aristocratique et sa direction impérieuse.
Si certains craignaient de subir le maniérisme de valses évoquant les robes à crinoline façon Sissi impératrice, c’est qu’ils ne connaissent guère Daniel Harding, célèbre pour sa vision quasi obsessionnelle de l’architecture générale et du travail de détail des œuvres. Les cordes sonnent un peu raides au début de l’Ouverture de Fledermaus (La Chauve-souris) ? Peu importe car la valse symphonique de J. Strauss II (ainsi que Wiener Blut ensuite) étincelle grâce à une maîtrise insigne des lignes et des couleurs, le tout au service d’une vivacité étourdissante. Ce qui laisse évidemment peu de place à l’effusion.
On aime ou on n’aime pas ce chef un peu secret, un peu raide, un peu arrogant (que certaines jeunes recrues de l’orchestre ont beaucoup regretté à son départ pour sa faculté de travail phénoménale de la texture sonore – au risque de l’ennui dans certains grands édifices mahlériens). Mais ici quels rubati, quel éclat, quelle jouissance ! L’orchestre semble un peu poussé dans ses derniers retranchements mais cela fonctionne.
On aime cette formidable pâte sonore un peu sombre, très assise sur les graves. Après l’entrée de la soliste, Sabine Devieilhe, pour la valse-aria « Frühlingsstimmen » composée pour Bertha Bianchi, la star de l’opéra de l’ère François-Joseph, l’orchestre ne fait pas davantage entendre de cordes soyeuses mais ses traits enflammés accompagnent avec attention l’extraordinaire soprano. Celle-ci réussit tout dans cette salle peu réputée pour le chant. Si la diction allemande n’est pas tout à fait au rendez-vous (la parfaite prosodie de la langue allemande étant sans doute quasi impossible à attraper dans cet air d’une exigence rare en termes de virtuosité et de rapidité), les vocalises fusent avec une adresse virevoltante, comme sans effort dans les passages jusqu’à l’extrême aigu. La technique de la chanteuse est infaillible : trilles, arpèges, notes piquées et filées se suivent et se modèlent en de superbes phrases ornementées – rivalisant en beauté dans son duo avec la flûte. Sabine Devieilhe nous semble alors incarner superlativement le renouveau (un Jungendstil annonçant la seconde partie du concert), avec sa voix fine, bien projetée, lumineuse et sensuelle. Elle est LA voix du printemps.
Après l’entracte, l’orchestre, toujours un peu tranchant, aucunement suave (on aime cela) ramène à la vie une oeuvre de jeunesse de Schönberg. Quatre harpes wagnériennes se joignent à un effectif orchestral énorme. Et Harding fait une fois de plus la démonstration de la puissance de son bras droit dans cette œuvre d’une écriture polyphonique complexe, toujours sur le fil de la dissonance et des métamorphoses thématiques d’une incroyable richesse.
Loin de la transparence habituelle du son auquel nous sommes habitués, le bain océanique sombre et dense, tendu, où nous plonge le chef emporte les auditeurs aux confins d’un pays désolé, celui des deux amants contrariés, sans temps mort ni ennui et ce, pendant une quarantaine de minutes. Tous les pupitres brillent, des cordes éloquentes aux bois expressifs (avec les belles modulations de la clarinette) et aux cuivres et percussions égrenant leurs leitmotive, suggérant un climat mystérieux, constamment changeant et prenant autour des personnages de Pelléas, Mélisande et du jaloux Golaud.
Passionnant grâce à son sens du drame et parfois ses éclairs de tendresse, Daniel Harding, habité et toujours sans concession, joue de l’orchestre comme on conduirait un bolide d’exception, doté d’une grande connaissance des détails et d’une réelle vision de la route à parcourir. Il nous offre une grande interprétation d’une œuvre qui mérite d’être aussi jouée que Verklärte Nacht (on pense évidemment à la version symphonique de La Nuit transfigurée, de même inspiration). C’est en toute justice qu’il récolte, enfin souriant, avec l’orchestre les acclamations du public.