On aura beau faire, les soirs de concert et les soirs de concours diffèrent par bien des points. Et d’abord par l’investissement du public. Il faut écouter le bourdonnement des commentaires entre chaque morceau, les discussions parfois vives à l’entracte, et le brouhaha avec lequel près de deux milles personnes reprennent leur place (ou une autre ; d’ailleurs) vers minuit dans le grand vaisseau du Palais des Beaux Arts de Bruxelles. Il n’y a alors plus aucune note de musique à écouter, mais le public veut savoir si le palmarès, que le jury va proclamer, correspond à son goût, ou s’en éloigne plus ou moins.
Cette édition 2023 – la dixième réservée au chant depuis l’ouverture à cette discipline en 1988 – sera l’une de celles où la divergence entre le choix du public (en ce compris la presse) et celui du jury aura atteint son acmé. Mais soyons de bon compte, et commençons par ceux qui font l’unanimité pour eux. Si certains candidats auraient pu lui disputer la prééminence, la première place du baryton coréen Taehan Kim est au-delà de toute discussion. A 22 ans, le benjamin du concours a stupéfié par la noblesse de son chant, sa projection parfaitement maîtrisée et sa maturité émotionnelle. Sa « Romance à l’étoile » de Tannhäuser aurait fait pleurer les pierres, tout en gardant une sobriété qui est déjà celle d’un grand seigneur de la scène. « Ich habe ein glühend Messer » de Mahler montre des réserves de puissance étonnantes, sans jamais verser dans l’histrionisme. On retombait dans une intimité comme céleste avec l’extrait de Die Tote Stadt de Korngold, avant de terminer sur les cimes, dans une mort de Rodrigue phrasée avec le legato d’un vrai grand d’Espagne, dans un français plus qu’acceptable. Tout ça à 22 ans.
(photo © Queen Elisabeth Competition – Alexandre de Terwangne)
Ouf ! De même, on est heureux de la deuxième place décernée à la contralto Jasmin White, malgré une prestation qui a déçu certains de ses supporters par rapport aux promesses de la demi-finale. Mais son « Urlicht » de Mahler, chanté depuis les entrailles de la terre, et sa Erda de Wagner aux coloris variés comme un camaïeu ont permis de passer outre un choix rossinien un peu bizarre et pas vraiment assumé.
La médaille de bronze pour Julia Muzychenko reste pleinement logique, après un passage où les aigus de la chanteuse ont tutoyé les étoiles. Une Violetta plus jouisseuse que tragédienne, une Manon dont la coquetterie se traduit par un ruissellement de notes jetées à pleines mains. Un Rimsky et un Rachmaninov choisis avec beaucoup d’adresse et qui sortent judicieusement des sentiers battus ont mis la salle aux pieds de la soprano. Reste à travailler un grave un peu évanescent. On entre dans des eaux plus troubles avec la modeste cinquième place accordée à la basse Inheo Jong, qui aurait mérité bien mieux, tant son contact avec la salle fut d’emblée d’une nature particulière : une vraie basse, timbrée comme certains grands noms du passé, avec un volume qui parait infini, une autorité et une maîtrise qui le plaçaient à part. Son air du Banco de Macbeth fut un des tout grands moments des finales, et son air de la calomnie de Rossini montrait que l’humour était aussi une des cordes dont il pouvait jouer. Peut-être a-t-il été desservi par ses extraits de Gounod et de Bizet, où le français était perfectible et qui étaient chantés avec un luxe de moyens qu’on n’a pas l’habitude d’entendre dans l’opéra français, répertoire que la tradition tend à saisir avec des gants blancs. Mais dieu que cela était rafraichissant d’entendre Ralph ou Méphisto autrement que comme des ectoplasmes ! Sa cinquième place est d’autant plus décevante que celle qui le coiffe sur le poteau, en quatrième position, ne nous convainc pas. Floriane Hasler a délivré un chant plutôt générique, avec bien peu de nuances dynamiques, et une certaine homogénéité chromatique. Fut-elle sauvée par un « air des lettres » de Werther qui a enfin fendu l’armure ? Nous le pensons.
Nous avouons humblement n’avoir perçu de la sixième lauréate, Juliette Mey que des affèteries, des vocalises bien scolaires, quelques effets de menton dans Menotti, et une incompréhension – à notre avis – de la vis comica de Rossini dans Cenerentola. Joints à un manque d’engagement, ces défauts n’ont produit qu’un alignement de numéros. Le plus difficile à accepter est que cette sixième place décernée à une candidate à nos yeux contestable bloquait dans le bas du classement plusieurs talents qui avaient conquis des suffrages nombreux. Rappelons en effet que, depuis quelques années, seuls les six premiers lauréats sont classés, tous les autres occupant une sorte de septième place fictive.
Au premier rang de ces prétendants, il y a la soprano portugaise Silvia Sequeira, que beaucoup voyaient sur le podium. Son timbre immédiatement reconnaissable, à la Anita Cerquetti, sa rage de chanter et de vaincre, son expressivité toujours juste ont bouleversé dans un Mozart certes peu orthodoxe mais combien émouvant. Son affinité avec le style de Puccini était évidente, et le « Senza Mamma » et la Mort de Liu faisaient se dresser le poil, avant de conclure sur un « Dich teure Halle » où l’impatience et la joie de la jeune Elisabeth étaient rendus avec une vérité irrésistible. Le public lui a réservé les deux plus belles ovations des trois soirées, à la fin de sa prestation et au moment de venir chercher son prix, comme pour réparer une injustice flagrante. La canadienne Carole-Anne Roussel n’a, à notre avis, pas la plus belle voix du monde, et son aigu sonne comme conquis durement. Mais que de sincérité dans cette manière de chanter, quelle façon d’empoigner ses rôles et de rechercher le contact avec la salle. La aussi, les choix du jury paraissent hermétiques. On comprend plus aisément la présence à ce niveau de Daniel Gwon, qui a dû affronter quelques difficultés techniques et rythmiques malgré les promesses de son bel instrument, et de Maria Warenberg, qui nous a moins convaincu. Deux petits regrets encore : si Anna-Sophie Neher manque de discernement dans son expression scénique, sa magnifique coloration des lignes belliniennes a retenu l’attention. Et les très belles nuances de Fleuranne Brockway, dans son rare Elgar par exemple, sont un peu passées à la trappe.
Au moment du bilan, il y a de grandes joies et de grandes tristesses. Un niveau globalement très élevé, un Orchestre symphonique de la Monnaie porté avec une fougue inépuisable par un Alain Altinoglu qui confirme chaque jour un peu plus sa place majeure dans le petit cercle des baguettes les plus intéressantes du moment, un enthousiasme public intact, tout cela est bel et bon. Mais ce palmarès discutable pose question. Et si l’on regarde sur le plus long terme, qui sont les premiers prix du concours qui ont fait une carrière depuis la création de l’épreuve de chant, en 1988 ? On ne voit guère que Marie-Nicole Lemieux. C’est maigre. Thierry Félix, vainqueur en 1992 est rentré dans la prêtrise en 2019. Certes Samuel Hasselhorn entame une belle carrière de Liedersänger, mais que sont devenus Stephen Salters, Iwona Sobotka ou Szabolcs Brickner ? D’autres lauréats moins bien classés connaissent un parcours bien plus convaincant, comme Marius Brenciu, Paul Gay, Hélène Guilmette, Jodie Devos, Stanislas de Barbeyrac ou Eva Zaïcik. Faut-il revoir les méthodes de notation ? Prévoir une délibération ? Permettre au public de voter ? Les chantiers sont ouverts. Les potentialités de ce concours sont immenses, tant il reste reconnu au niveau international et cher au cœur du public belge. Rendez-vous en 2027 pour une édition qu’on espère cette fois incontestable.