Évoquant la proue d’un navire noyé ce soir dans le brouillard et la pluie, le curieux bâtiment asymétrique tout blanc du Théâtre de la Passion d’Erl (Autriche), visible depuis l’autoroute à mi-pente d’une colline, n’est pas sans évoquer la chapelle construite par Le Corbusier à Ronchamp. Il fut édifié en 1959 pour accueillir tous les 6 ans les représentations des Mystères de la Passion (prochaine série : 2013, 400e anniversaire). Simplifié à l’extrême, l’ensemble a la particularité de ne comporter aucun espace d’accueil, ni hall ni foyer. La salle de 1 500 places et la scène, tout en béton, ne disposent que d’une installation minimaliste ; pas de fosse d’orchestre, et un ensemble de projecteurs réduit au strict nécessaire. Quant à l’environnement, il est également très fruste : parkings éloignés, pas de service de navettes comme à Oberammergau, village également laissé pour compte. Pourtant, voyant cette salle inoccupée pendant 5 saisons sur 6, le chef d’orchestre Gustav Kuhn décida en 1997 d’y organiser un festival de musique comprenant des représentations d’opéra où il pourrait s’adonner en circuit fermé à sa passion : mettre en scène les grandes œuvres notamment de Wagner et de Mozart, sans faire appel ni à des metteurs en scène incontrôlables, ni aux grandes voix internationales.
C’est dire qu’il s’agissait d’un pari audacieux, globalement plus qu’honorablement tenu. Bien sûr, selon les œuvres, les défauts techniques de la salle apparaissent plus ou moins, et l’inspiration du chef n’est pas toujours au rendez-vous. Cela explique des disparités importantes d’un spectacle à l’autre, selon les dispositions de l’œuvre à s’adapter au lieu. Le Vaisseau fantôme paraissait de prime abord susceptible de s’y intégrer facilement, et l’on imaginait bien une présentation épurée à la Vilar ou à la Pizzi. Malheureusement, c’est certainement là le point le plus faible de la présente production. L’orchestre, étagé en gradins tout au fond de la scène, est séparé de la scène proprement dite par un tulle gris qui le plonge dans une espèce de brouillard. L’espace scénique restant, qui mesure 25 mètres à l’ouverture de scène, est de forme triangulaire et n’offre donc pas une grande surface. Les décors sont remplacés par des évocations : un triangle aux bords rouge vif délimite la scène, bordée de quelques cordages genre main-courante, et de photographies de couchers de soleil sur la mer sur les côtés,
Mais ce sont les couleurs hideuses, vulgaires et du pire mauvais goût utilisées pour les éclairages qui plombent le plus la représentation : alors que gris, bleu pâle et blanc auraient dû avoir la préférence, ce ne sont que couleurs électriques qui évoquent plus le Fantasia de Disney que les brumes nordiques : l’orchestre est tour à tour noyé, entre autres, dans un bleu blafard, un vert électrique, un mauve puis un vert foncé… entrecoupés de rouges des plus violents, et cela donne de temps en temps à l’œuvre un genre un peu opérette bien étrange. La mise en scène n’est guère plus fine, et si quelques rares effets sont bienvenus, comme la voile qui descend jusqu’au premier rang des spectateurs (mais en leur masquant la scène…), le reste prête plutôt à sourire : notamment les marins qui arrivent en suroîts rouges et noirs de la marque Marinepool, l’un des sponsors de la production ; les ouvrières du deuxième acte qui cousent une grande voile avec des machines genre machines à couper le jambon, avant de se transformer en aguicheuses femme à marins ; l’entrée des marins au troisième acte, jouée comme dans les films muets genre slapstick de Mack Sennett ; les extra-terrestres aux voix caverneuses au dernier acte, et aussi certaines vestes à carreaux…
En revanche, c’est bien dans la partie orchestrale et dans la direction musicale des chanteurs que Gustav Kuhn excelle : dès les premières notes du prélude, on est irrésistiblement emporté par la puissance de l’orchestre ; les leitmotivs sont finement présentés, les envolées lyriques parfaitement maîtrisées, les pupitres fort bien équilibrés, bref, c’est un régal sonore, notamment en ce qui concerne les cuivres (disposés très en hauteur) et les bois, même si l’acoustique qui embrume parfois un peu les cordes n’a pas semblé aussi bonne que tout un chacun se plaît à le dire. Bien que coupée de deux entractes, selon la volonté de Wagner, l’œuvre trouve bien son rythme, et il se passe vraiment quelque chose : cela doit être ce « miracle d’Erl » qui est unanimement reconnu.
Les chanteurs sont dans l’ensemble excellents. La distribution est dominée par Anna-Katharina Behnke, grande titulaire du rôle de Senta, dont l’unité et la puissance de la voix, l’intelligence du texte et les aigus insolents sont parfaitement adaptés au rôle ; toutefois, son jeu un peu uniforme du fait de l’espace trop réduit finit par desservir le personnage. Oskar Hillebrandt est également un excellent Höllander, parfaitement à l’aise dans le rôle ; sa voix, un peu rauque, l’amène à créer un personnage quelque peu rustique, mais il sait aussi alléger avec finesse, et son monologue d’entrée, ainsi que le duo du deuxième acte ont été splendides. La basse Liang Li est tout à fait convaincante en Daland, sa prestation vocale s’affirmant tout au long de la représentation, et Andreas Schager (Steuermann ) a une excellente projection (à une note près). En revanche, Luis Chapa (Erik) n’émet pas toujours des notes très nettes, souvent trop ouvertes et dans un style genre opérette viennoise (et en plus, bien curieux fiancé, il a oublié de retirer son alliance, phénomène de plus en plus fréquent au théâtre). Enfin, une mention spéciale pour Ekaterina Sergeeva en Mary, une magnifique voix de mezzo qu’il conviendra de suivre.
À l’issue de cette représentation hyper classique au premier degré, d’une grande lisibilité et d’une grande honnêteté mais présentant trop de limites théâtrales, on se prend quand même à rêver à toute la magie de l’œuvre laissée pour compte, à l’absence du mystère des brumes nordiques et des navires perdus dans le brouillard, à l’angoisse des femmes qui attendent le retour des marins, et à la psychologie de Senta prisonnière d’un monde où elle ne se retrouve plus. On se demande alors si, à défaut d’un grand homme de théâtre, il ne vaudrait pas mieux abandonner une prétendue « mise en scène » telle que celle qui nous a été proposée, au profit d’une simple « mise en espace », qui aurait l’avantage de laisser tout un chacun rêver à ses propre choix scénographiques…