C’est au milieu du XVIIe siècle qu’est née la zarzuela, genre lyrique spécifiquement espagnol qui, à l’instar du plat de poissons et de fruits de mer homonyme, mélange les ingrédients, chants, texte parlé et danse, dans une expression souvent légère et comique. La zarzuela ne cessera par la suite de se développer, pour atteindre une production particulièrement importante et de grands succès populaires à la fin du XIXe siècle et jusqu’au milieu du XXe. Mais avec Coronis, chef-d’œuvre méconnu attribué à Sebastián Durón (1660-1716), premier organiste et maître de la chapelle royale d’alors à Madrid, il s’agit encore d’un spectacle de cour, à la fois raffiné et distrayant, faisant référence à une antiquité revisitée. Il est rejoué ce soir pour la première fois depuis sa création.
Puisant ses sources chez Ovide, le compositeur conte l’histoire de la nymphe Coronis, une chaste prêtresse de Diane qu’une prophétie a condamnée à finir noyée dans la mer Égée. Courtisée par le monstre marin Triton, aussi amoureux que colérique, elle échappe a deux reprises à ses tentatives d’enlèvement. Croyant trouver son salut en implorant le secours d’Apollon, qui va la désirer à son tour, Coronis déclenche une foule de cataclysmes, guerre céleste entre celui-ci et Neptune, raz-de-marée et finalement conflit terrestre qui met la Thrace a feu et à sang. Heureusement, les interventions comiques de deux graciosos, typiques de la scène espagnole, viennent détendre l’atmosphère à plus d’une occasion !
L’argument est donc bien dans le goût de l’époque, mêlant dieux et magiciens, amoureux et bouffons. Vincent Dumestre s’est attaché à faire renaître toute l’originalité de l’œuvre, et les conditions mêmes de son interprétation lors de sa création. « Le plus remarquable – explique-t-il – tient à une distribution entièrement féminine ou presque, partagée entre sept sopranos incarnant aussi bien l’héroïne qu’Apollon ou Neptune, et un ténor jouant le vieux devin Protée. Reflet d’une Espagne où seules les femmes, au sein des troupes théâtrales, étaient formées au chant, tandis que les chantres de la chapelle royale dédaignaient la scène ».
Quant à la musique elle-même, également bien dans son époque, elle est d’une infinie variété, usant même de castagnettes et d’airs populaires espagnols. On y trouve déjà des lamenti poignants, et des grands airs préfigurant l’opera seria. La direction de Vincent Dumestre, d’une extrême précision comme à son habitude, met en valeur les cordes, mais aussi les harpes, guitares et percussions. Les chœurs de nymphes, tritons et néréides, et de chasseurs et bergers Thraces, constituent sur scène un contrepoint dynamique et bien chantant, animé d’acrobates et de danseurs, et d’acteurs et chanteurs aux silhouettes toutes fort drôles, avec même un clin d’œil à la tauromachie.
Scène finale © Photo Philippe Delval
Car le metteur en scène Omar Porras a réalisé un exceptionnel travail de direction d’acteurs, dans les sobres décors d’Amélie Kiritzé-Topor. Il arrive magistralement à faire s’enchaîner les scènes tragiques, tristes, sentimentales et burlesques, en une sorte de spectacle de tréteaux. Il n’en sacrifie pas pour autant les personnages de l’histoire, à chacun desquels il donne une personnalité forte et singulière, grâce aussi aux costumes drôles et colorés de Bruno Fatalot. Le jeu des acteurs est particulièrement contrôlé et juste, notamment dans le dernier duo entre Coronis et Triton.
La mise en scène est une totale réussite, un régal des yeux, offrant une lisibilité parfaite de l’histoire brièvement interrompue par des rideaux façon Brecht, mais peints en accord avec le déroulement de l’action (par exemple des bleus tourmentés pour évoquer la mer en furie). Elle est faite aussi de moments savoureux à des titres divers, comme l’amusante arrivée de Coronis dans la grotte, l’apparition surprise de Neptune tout de bleu et vert vêtu, ou celle d’un bien improbable Apollon, figure désarticulée toute dorée fort drôle sortant d’une malle de vieux habits dans des crachements de pyrotechnie. Clin d’œil aussi aux « machines » du Grand siècle, quand Neptune s’élève dans les airs, assis dans un coquillage rouge. Et il y a même des moments de pure comédie, bien dans la tradition des gracioso et graciosa (bouffons), avec le bégaiement de Ménandre, sa fuite avec sa femme lors de l’incendie du temple, et le trio des balais, qui singe les devoirs conjugaux réciproques. Très drôle aussi, presqu’au second degré, l’affrontement final de Neptune et d’Apollon, le tout sous d’étonnants jeux pyrotechniques.
La grande triomphatrice de la soirée est Isabelle Druet, Triton de haut vol, caractérisé tant par le jeu scénique et la voix chaude et expressive de son interprète, que par ses intonations allant du charme aux éclats les plus inquiétants. Tout cela se résume dans l’air plein d’émotion « Dites-moi plantes, fleurs, sources…, où est ma bienaimée ? », qu’enrhumé, le monstre maléfique chante ses pieds difformes plongés dans une bassine d’eau chaude. Ana Quintans est une Coronis aussi sexy que rousse, vive, délurée, expressive à souhait, à la voix incisive, peut-être avec un tout petit bémol, un certain manque de puissance dans le bas médium. Protée, seul rôle attribué à un chanteur, est brillamment défendu par Emiliano Gonzalez Toro, qui excelle dans ce répertoire. Sa voix de ténor sonore et bien conduite, sait exprimer, par des inflexions savantes, la complexité du personnage.
On oublie vite que Neptune et Apollon sont chantés par deux mezzos, tant leur interprétation est en adéquation avec l’ensemble de la production. Caroline Meng en dieu de la mer, et peut-être plus encore Marielou Jacquard en dieu du soleil sont absolument épatantes, mettant une impeccable technique vocale et des voix fort sonores au service de ces deux personnages à la fois inquiétants et drôles malgré eux. Anthéa Pichanick et Victoire Bunel chantent les deux paysans bouffons Ménandre et Sirène, chargés des intermèdes comiques entre les moments dramatiques, et y réussissent totalement, sans jamais charger le trait. Tous les autres interprètes sont également talentueux, faisant montre dans la globalité d’un véritable travail de troupe, en même temps que d’une préparation musicale de très grande qualité.
Tout au long de la représentation, on est tout à la fois séduit, amusé, attristé, effrayé, et dans tous les cas très intéressé par tout ce qui arrive du fait de cette malheureuse, espiègle et inconstante Coronis. Et finalement, on en arrive à plaindre l’abjecte Triton, qui n’en finit plus de mourir sous nos yeux. Fort heureusement, dans cette version, tout se termine par le double mariage de Coronis et d’Apollon, et de Ménandre et Sirène. Cette magnifique résurrection constitue un spectacle fascinant, drôle et jubilatoire, à ne manquer sous aucun prétexte.
Création au théâtre de Caen le 6 novembre 2019. Le spectacle sera présenté à nouveau à Caen les 7 et 9 novembre, puis les 31 janvier et 1er février 2020 à l’Opéra de Rouen, les 11 et 12 février 2020 à l’Opéra de Limoges, le 13 mars 2020 à la Maison de la culture d’Amiens, les 22, 24 et 25 mars 2020 à l’Opéra de Lille, et les 2, 3 et 4 mai 2021 à l’Opéra Comique.