Qu’une seule production ne puisse venir à bout de toutes les richesses de Cosi fan tutte est plutôt rassurant pour les interprètes. Comment en épuiser l’incroyable intrication de sous-entendus ? On ne saurait encore moins en épouser la perfection formelle tant celle-ci paraît être irréductible et rebelle à une seule lecture. Ce qui la rend d’autant plus difficile à saisir au-delà de trompeuses évidences. On se souviendra que Taine disait à propos de ce chef-d’œuvre longtemps resté dans l’ombre des Noces et du Don Giovanni, qu’il y avait d’une part le théâtre où « deux coquettes italiennes rient et mentent » et d’autre part la musique où « personne ne ment ni ne rit ; on sourit tout au plus ; même les larmes sont voisines du sourire. » C’est sans doute là, dans cette improbable alchimie que réside la réussite de la production clermontoise. Réussite qui tient en quelques paramètres : cohésion et homogénéité de la distribution, adéquation de celle-ci avec une direction musicale perspicace et fluide, le tout légitimé par une mise en scène sans effets de manches. En bref d’une justesse remarquable de pertinence dramaturgique.
On connaît l’attachement de Pierre Thirion-Vallet à mettre avant tout la mise en scène au service de la musique. Non pas en la situant en retrait ou en l’aliénant mais tout au contraire en en faisant un outil incontournable pour la compréhension de l’œuvre. Tout se joue sur l’extrême précision du dispositif scénique ; à savoir sur une conception épurée du décor valorisant d’autant l’apparition d’infimes détails. L’économie de gestes et déplacements se suffit à elle-même. Notamment les costumes de Véronique Henriot, qui, s’ils situent l’action dans une immédiateté qui pourrait être celle du compositeur, gardent néanmoins suffisamment de distance pour servir le caractère intemporel de ce dramma giocoso. Tout est traité en tonalités pastel en harmonie avec la psychologie des couples. La seule couleur vive illumine l’habit vermillon de Don Alfonso, clin d’œil à l’emblématique petit personnage de dos qui servit de logo à l’édition Philips du bicentenaire Mozart. Le philosophe en prend d’entrée la posture qu’il ne quittera pas : moralité c’est bien ce diable de Mozart qui mène la danse ! On retrouve ensuite le rouge en écho dans les pommes « red love » brandi par le chœur, à la fois symbole du fruit défendu et conscience que l’amour est denrée périssable. Les voies d’Eros sont impénétrables à l’image du rouge labyrinthe où se perdent les protagonistes. Seuls s’y retrouvent Fiordiligi et Ferrando bien au-delà des liens du mariage ainsi que le suggère la scène finale où leurs mains paraissent ne plus pouvoir (ou devoir) se quitter en même temps qu’ils enlacent leur conjoints respectifs. C’est la quadrature du cercle vicieux.
© Pascal Chareyron
Bien qu’équilibrée et non dénuée de qualités certaines notamment dans la compatibilité des timbres, la distribution peut parfois accuser un léger déficit dans les registres graves. Exception faite pour Matthieu Lécroart qui impose sans faiblesse le baryton d’un Don Alfonso madré en diable sans jamais sombrer dans la caricature. La distinction du rôle, entre faconde seigneuriale et cabotinage méphistophélique, ne manque pas d’élégance. En revanche, le Guglielmo pâlichon de Ping Zhang aurait sans doute gagné à s’émanciper du simple exercice technique dans lequel il restreint un réel potentiel expressif de baryton. On se souvient de la « formidable présence » de son Monterone dans Rigoletto sur cette même scène en janvier dernier. Si la mezzo Magali Paliès déploie pour sa Dorabella un fin talent de comédienne, elle reste sur sa réserve quand on l’attend nettement plus rouée et primesautière.
Dans son approche ouvertement caractérisée du rôle de Fiordiligi, Noriko Urata fait montre d’une ardeur et d’un réalisme résolument impliqué. Quitte parfois à se hasarder dans des vocalises périlleuses et à outrepasser ses capacités vocales en tentant sans succès des graves hors sujet qu’elle peine qui plus est à honorer. Mozart n’est pas Verdi et pas davantage Puccini dont la soprano avait incarné une flamboyante Tosca en 2013 à l’Opéra de Clermont-Ferrand. Que Sophie Boyer nous offre une Despina idéalement complice sans être dupe de Don Alfonso, relève de l’euphémisme. Elle réussit le délicat exercice de nous épargner les réductrices approches de la soubrette à la gouaille plébéienne et au timbre aigrelet dans les rôles travestis du médecin et du notaire. Dotée d’aigus radieux qui n’outrepassent à aucun instant son personnage, elle oppose son intelligence et sa vivacité aux profils plus convenus de ses maîtresses. Une heureuse surprise donc, à mettre en parallèle avec la prestation attendue mais pas moins remarquable de Julien Dran après son Edgardo très applaudi en mars dernier dans Lucia. Ténor tout à la fois émouvant de sincérité, sa projection claire et incisive en fait un acteur investi. Toutes qualités qui nous épargnent le cliché d’un Ferrando victime manipulée et sans grande envergure, pour en faire un vrai héros à la stature pré-romantique.
Quelques réserves certes, mais qui n’obèrent en rien la parfaite homogénéité vocale et orchestrale. La stratégie d’Amaury du Closel de miser sur la dynamique de l’effectif réduit de l’Opéra Nomade s’avère payante. Il ne se limite pas à fédérer une somme d’individualités. Sa perfection du détail instrumental et son sens de l’architecture mozartienne lui permettent d’atteindre à l’essence même de ce drame, subtil alliage d’élégance et de mélancolie qui sait taire son nom.