Si l’Opéra de Paris mettait au rancard son actuelle production de Così fan tutte, démodée avant même sa création, voilà peut-être le genre de spectacle qui la remplacerait. Il y a une quinzaine d’années, Dominique Pitoiset avait été sollicité pour monter un Falstaff revu encore récemment, mais son Don Giovanni de la même année n’a pas eu la même longévité, supplanté par la vision de Michael Haneke imposée par Gérard Mortier. Empruntant les armes à l’ennemi, Dominique Pitoiset semble avoir vu le Così commandé à Haneke par Gérard Mortier devenu directeur de l’opéra de Madrid : comme chez le cinéaste autrichien, tout se passe de nos jours et chez Don Alfonso, qui forme avec Despina le troisième couple de l’intrigue (chez Da Ponte, les choses sont beaucoup moins claires et Despina n’envoie pas dire à Alfonso qu’un vieux comme lui ne peut rien pour une jeunesse comme elle). Sauf que, Atelier lyrique oblige, le tiers couple a le même âge que les deux autres, et que le cynique n’a pas les cheveux plus gris que ses jeunes amis. Et ce parti-pris de départ n’est finalement guère exploité, pas plus que l’idée de situer l’opéra dans le studio d’un photographe : Don Alfonso photographie les futurs mariés, il photographie de jeunes femmes, suscitant ainsi la jalousie de Despina, mais cela reste de l’ordre du détail anecdotique, alors que d’autres productions ont proposé un travail bien plus convaincant autour du voyeurisme. Surtout, Dominique Pitoiset semble divisé entre deux options possibles : l’une, en vogue depuis quelques décennies, qui consiste à souligner la noirceur de ce jeu échangiste, avec un final tout en amertume et en désillusion, l’autre, plus traditionnelle, qui n’hésite pas à forcer le trait lors des moments de bouffonnerie pure (les Albanais réveillés par la « pierre mesmérique », et à peu près tout ce qui a rapport à Guglielmo). Ici, la représentation hésite, ne s’engage jamais complètement dans une voie ni dans l’autre : on n’est ni dans Qui a peur de Virginia Woolf ? ni chez les Marx Brothers, et l’œuvre reste entre deux chaises.
Les chanteurs du 23 juin, sauf Don Alfonso (Andriy Gnatyuk) © Mirco Magliocca
Après avoir exploré le Mozart de jeunesse, pour en arriver enfin aux opéras conçus en collaboration avec Da Ponte (Don Giovanni l’an dernier à Bobigny), il était logique que l’Atelier lyrique de l’Opéra de Paris aborde Così, même si, comme pour les autres volets de la trilogie, cela suppose quelques très grandes voix, la difficulté étant multipliée par deux puisque les spectacles sont habituellement présentés avec une double distribution, quitte à faire appel à quelques « anciens » pour combler les manques éventuels – cette année, Andrea Hill et Armelle Khourdoïan sont ainsi revenues pour interpréter respectivement Dorabella et Despina dans la distribution des 20 et 24 juin. Par chance, l’Atelier lyrique peut compter sur une très belle Fiordiligi : la soprano arménienne Ruzan Mantashyan, qui a déjà beaucoup chanté en Italie. Est-ce à ce séjour prolongé qu’elle doit ses qualités de phrasé et de diction, qui ne sont pas sans évoquer l’art d’une Anna Caterina Antonacci ? Elle domine en tout cas la distribution, avec une partition et un rôle parfaitement maîtrisés. Dommage que sa « sœur », avec laquelle elle est fort bien appariée vocalement, n’ait pas l’italien aussi délié : de Gemma Ní Bhriain, on avait déjà pu apprécier les qualités du timbre dans d’autres spectacles, mais la diction gagnerait à être travaillée. Dernier élément féminin, la Despina d’Adriana Gonzalez, tout sauf soubrette, et c’est tant mieux, figure mélancolique et non plus piquante, avec sa béquille qui ralentit ses mouvements (résultat d’un accident survenu en répétition ?). Face à ces trois dames, les messieurs ne sont pas tout à fait à la hauteur sur tous les plans. Le Guglielmo de Tomasz Kumięga est sans doute le mieux en place, et il peut compter sur un certain talent comique pour imposer son personnage. Oleksiy Palchikov est un Ferrando beaucoup trop tendu, là où l’on aimerait entendre « Un aura amorosa » exhalé sans effort apparent. Le cas de Pietro Di Bianco est étrange : seul italophone de la distribution, il est paradoxalement celui qui débite son texte avec le moins d’implication. L’acteur et le chanteur ne s’éveillent qu’à de rares moments, où l’on se souvient enfin que le personnage est le meneur de jeu. Le reste du temps, ce Don Alfonso promène un physique avantageux et boudeur, et chante trop souvent en regardant le sol.
Comme on l’a laissé entendre, la tâche n’a pas forcément été facilitée par les non-choix de la mise en scène, pas davantage que par les tempos extrêmement rapides adoptés par le chef Jean-François Verdier, qui obligent les chanteurs à vocaliser à une vitesse redoutable et refusent tout répit. Si le Chœur de chambre de la Maîtrise des Hauts-de-Seine, peu sollicité dans cette œuvre, remplit bien son contrat – avec une manière inhabituelle de scander son « Bella vita mi-li-tar » –, l’Orchestre-Atelier Ostinato laisse parfois entendre des cordes manquant un peu d’ensemble.