On trouve au Dahesh Museum of Art de New-York une toile impressionnante du peintre orientaliste Jaroslav Čermák : Razzia de bachi-bouzouks dans un village Chrétien. Sur les épaules d’un sauvage, une jeune vierge se débat, l’œil écarquillé, les bras au ciel, imaginant sans doute les océans de barbarie et de volupté qui l’attendent dans les bras de son cerbère. C’est qu’au temps de Mozart, la peur des invasions orientales n’était pas chose abstraite ; par deux fois déjà, les armées du Grand Turc avaient agité leurs turbans aux portes de l’Europe.
Que Christophe Honoré replace Così fan tutte dans ce contexte-là, dans cette inquiétude-là – même s’il la transpose en Erythrée au temps des colonies mussoliniennes – est d’une absolue acuité philologique. Pensez à l’agitation des Viennoises : tous ces sabres dressés par des époux en route vers la grande boucherie ; est-il raisonnable d’imaginer que seule l’angoisse étreignait leur poitrine ? Qu’il n’y avait pas – dans cette terreur – un peu de gourmandise pour les corps musqués de l’envahisseur promis à battre le pavé viennois ?
Souvent décrit comme l’œuvre de la misogynie la plus décomplexée, le cinéaste retourne très habilement Cosi fan tutte pour en faire le Don Giovanni féminin. Ses deux héroïnes ne sont pas les habituelles gourdiflottes qu’un maladroit subterfuge parvient à berner ; elles sont deux consommatrices gourmandes de la lascivité ambiante. Insupportables, égoïstes, violentes, elles incarnent l’infernal appareil de spoliation colonial ; appareil dans lequel toutes les ressources des territoires conquis sont exploités. Toutes. On viole les esclaves, on les humilie en versant de la bière sur leur visage, on les laisse à terre, hagardes et choquées ; mais cette violence n’est pas l’apanage exclusif des soldats. Fiordiligi et Dorabella semblent enchantées du sede vacante laissé par leurs âmes sœurs et cueillent, dans leur désœuvrement, un peu des charmes ambiants. Ainsi – quand Don Alfonso invite ses amis à prononcer le terrible « Così fan tutte » (ainsi font-elles toutes) – ce n’est pas la duplicité des femmes qui est visée, c’est le constat de leur égale vilénie.
Cosi fan tutte © Simon Gosselin
Dans ce dispositif, les habituelles vedettes du show sont mises en retrait. Don Alfonso s’éteint au fil de la soirée, en dépit de l’engagement de Nicolas Rivenq qui se permet de belles extrapolations dans l’aigu. Quant à Despina, elle apparaît comme un vertigineux feu follet, le versant triomphant du féminisme, habile et roué, qui seul semble prendre la mesure de l’horreur ambiante. Il faut dire que la figure brechtienne teintée de réalisme social de Laura Tatulescu – sa voix magnétique, ample, sombre – passionnent du début à la fin. La Dorabella de Virginie Verrez apparaît sonore et véhémente ; au prix – peut-être – de l’intonation et de l’équilibre des ensembles. Sa comparse, Ruzan Mantashyan, ne fait qu’une bouchée de Fiordiligi, triomphant des pires difficultés de la partition sans rien perdre de la subtilité de son incarnation. Alessio Arduini et Anicio Zorzi Giustiniani sont de parfaits salauds, le premier irradiant de riches harmoniques graves, le second se permettant une reprise de « un aura amorosa » à décrocher les nuages du ciel.
Pour son premier Così fan tutte, Emmanuelle Haïm semble avoir trouvé un parfait équilibre entre l’idiomatisme baroque et l’élan préromantique de la partition. Les sonorités du Concert d’Astrée sont envoûtantes (les bois dans les premières mesures du finale du premier acte !) et au-delà des inévitables canards du cor naturel, les ensembles sont des merveilles d’architecture sonore, avec un sens de la dynamique proche de l’ivresse. L’orchestre et sa cheffe apportent un peu de clarté à ce dispositif crépusculaire et oppressant, comme ces brises rares qui – soudain – rendent respirable l’air nocturne d’une terrasse d’orient.