Quand on sollicite une chorégraphe pour monter une œuvre lyrique qui n’a rien d’un opéra-ballet, c’est bien que l’on espère un spectacle « différent », tout autre chose que la mise en scène archi-traditionnelle de Così fan tutte due à Ezio Toffolutti, vue à l’Opéra de Paris pendant six saisons entre 1996 et 2013. En 2005-2006, avait été un temps accueillie la production aixoise de Patrice Chéreau, dans un décor recréant le plateau nu d’un théâtre dont le mur de fond s’ornait de l’inscription « Vietato fumare ». Pour cette nouvelle mise en scène, due à Anne Teresa De Keersmaeker, la devise serait plutôt « Vietato mostrare ». Difficile, en effet, de faire moins illustratif que cette production, mais si l’on songe que le théâtre est un système de signes conventionnels, qui n’a pas forcément vocation à imiter le réel, alors nous sommes incontestablement en présence d’un spectacle théâtral. Théâtral comme pouvaient l’être les pièces de Shakespeare données au Théâtre du Globe devant une absence de décor et avec des costumes réduits à l’essentiel. Dans la mesure où aucun metteur en scène, si ingénieux soit-il, n’aura pu faire que l’intrigue de Così devienne véritablement crédible, on comprend ce choix de l’épure géométrique, avec ses parallèles et ses symétries, qui réduit l’action à une expérience de physique des sentiments. L’idée de doubler par des danseurs les chanteurs d’un opéra n’est pas neuve en soi, mais elle aura rarement été ainsi poussée à l’extrême, les deux fois six protagonistes étant ici presque constamment en scène dès le début du spectacle. Et les chanteurs participent largement aux mouvements chorégraphiques ; pas aux plus sportifs, bien sûr, mais on a à plusieurs reprises l’impression d’assister à des figures où tous sont impliqués, lors des ensembles déclinant des variations sur le cercle (le final du premier acte, par exemple) ou même lors d’airs comme « E amor un ladroncello » où les deux Dorabella semblent danser ensemble un numéro de music-hall.
Bien sûr, on peut reprocher plusieurs choses à cette mise en scène. D’abord, elle n’est peut-être pas aussi facile à suivre pour le profane qui découvrirait Così à cette occasion, mais après tout, les surtitres ne sont pas faits pour les chiens, et un effort d’attention n’est jamais mauvais pour les muscles du cerveau, même à l’opéra. Ensuite, la quasi-absence de décors n’aide pas vraiment les voix à se projeter, mais heureusement les chanteurs se retrouvent souvent à l’avant-scène, d’où on les entend parfaitement. Enfin, les deux sœurs sont vraiment bien mal fagottées, mais ce n’est peut-être qu’un détail, et les messieurs bénéficient, eux, à l’inverse, de tenues extrêmement seyantes.
F. Antoun, P. Sly © Anne Van Aerschot
Durant le trio initial, on craint un exercice d’abstraction totale, personne ne quittant sa position sur le demi-cercle. Heureusement, cette contrainte auxquels les corps doivent se plier, qu’ils chantent ou qu’ils dansent, n’est pas imposée au-delà du raisonnable, et la vie semble bientôt reprendre ses droits, peut-être grâce à l’arrivée de Ginger Costa-Jackson, Despina déchaînée et irrésistible, sans doute la plus frénétiquement applaudie lors des saluts. Par son timbre riche et par sa faconde scénique, cette jeune mezzo américaine est la révélation de la soirée. Dans un rôle pourtant dépourvu d’air véritable, Paulo Szot s’impose lui aussi, par son art de distiller les mots, par une voix sonore et par son aisance de meneur de jeu. Chez les messieurs, Philippe Sly est un Guglielmo un peu inhabituel, qui cultive une désinvolture de beau gosse plutôt que la truculence du comique de service ; rien de forcé dans sa prestation, mais un naturel constant pour ce baryton bien en voix. Admiré bien que souffrant en Belmonte sur cette même scène, Frédéric Antoun campe un Ferrando bonnasse et livre une magnifique « Aura amorosa » portée sur le souffle. Tout aussi canadienne que les deux précédents, Michèle Losier est une Dorabella pleine de vivacité et de caractère, qui profite au mieux des occasions de briller que lui laisse la partition. Curieusement, Jacquelyn Wagner est une Fiordiligi bien chantante, encore que les aigus ne soient pas toujours très beaux, mais le personage est un peu dépourvu de consistance, comme si la mise en scène avait abandonné la chanteuse et renoncé à diriger l’actrice.
De la direction de Philippe Jordan il y a somme toute peu à dire : équilibrée, sans excès, malgré un « Soave sia il vento » nettement plus rapide qu’à l’accoutumée, elle doit composer notamment avec les couacs des cors et modérer des percussions parfois un peu lourdes. Pour le peu qu’il a à chanter dans Così, le chœur s’acquitte honorablement de sa tâche.