C’est un beau spectacle très coloré que ce Cosi fan tutte créé à Saint-Etienne et ces jours-ci proposé à Toulon. Transposé par Christophe Gayral dans les années 70 du siècle dernier, il fait de Don Alfonso un émule de Hugh Hefner, vivant comme le célèbre Américain au milieu de jeunes beautés dévêtues. Le pari qu’il fait avec ses deux jeunes amis doit les amener à comprendre qu’en matière d’amour, c’est la liberté sexuelle qui doit primer, parce que les femmes étant par nature infidèles ce serait folie de s’investir dans une relation sentimentale. Il métamorphose alors les garçons dont le complet strict révèle qu’ils sont « coincés » – pourquoi pas en uniformes puisqu’ils sont officiers ? – en « hippies » chevelus, à jeans, bandanas et boléro fourré. La scène du mariage présentera le quatuor dans un tableau psychédélique qui rassemble des images bien connues, s’inspirant des Beatles et de leur guru indien à grand renfort de joints partagés. C’est drôle et très bien fait. On rit quand, sur les jeunes filles dépouillées de leur sari on découvre des jupes qui semblent signées Jean Bouquin. Très bien réglée aussi la scène qui suit leur déconfiture, où la mise en scène les montre aux petits soins pour leurs hommes… jusqu’à ce qu’impatientées par leur indifférence à ces surenchères d’amabilités elles leur tournent le dos et semblent prêtes à prendre le large.
Don Alfonso (David Bizic) Fiordiligi (Barbara Kits) Dorabella (Marion Lebègue) et Despina (Pauline Courtin)) © frederic stephan
Seul problème : est-ce bien le Cosi fan tutte des auteurs ? Si Da Ponte aurait probablement souscrit au slogan « l’amour libre » – en clair le sexe libre de toute attache – en revanche il est certain que Mozart ne l’aurait pas fait, comme l’atteste sa correspondance. Pour lui l’amour est une relation interpersonnelle qui engage. Le dénouement de Cosi fan tutte le dit clairement : aimer, c’est accepter l’autre tel qu’il est, ce n’est pas chercher un miroir complaisant ou exiger une perfection surhumaine. C’est « regarder ensemble dans la même direction », selon la formule de Saint-Exupéry. Et c’est pardonner : depuis Le Nozze, tous les opéras de Mozart se terminent par le pardon d’une faute, c’est le passage obligé pour la rédemption et l’accession à une humanité plus haute. (La seule exception est Don Giovanni, parce qu’il refuse de reconnaître ses torts.) C’est pourquoi les couples initiaux se reconstituent. A la fin de Cosi, dissipées les illusions, l’harmonie est rétablie sur des bases saines, et la musique le dit. L’option du metteur en scène dénature l’œuvre des créateurs.
D’autres choix intriguent. Le décor représente-t-il la maison des deux sœurs ? Mais on les voit arriver avec leurs fiancés portant des valises et Don Alfonso semble agir comme chez lui…Une consœur nous a aimablement soufflé qu’il a loué sa maison aux deux couples, et mis Despina à leur service. Mais alors, si ce lieu n’est pas leur résidence, quels commérages les jeunes filles craignent-elles ? Et pourquoi Despina, qui dit se servir des hommes, a-t-elle un sigisbée qui semble en prendre à son aise ? Était-ce elle, dans la mêlée sexuelle que l’arrivée du quatuor a interrompue ? L’interprète joue le jeu de la désinvolture et s’engage scéniquement sans répit. On peut du reste soutenir la même chose du quatuor d’amoureux : la direction d’acteurs très fine vise à faire percevoir par le spectateur l’évolution psychologique des personnages, en particulier par leur situation dans l’espace, et elle y réussit incontestablement. Un petit regret cependant, la gestuelle pendant les « grands airs » de Dorabella – « Smanie Implacabili » et de Fiordiligi – « Come scoglio » – pourrait être outrée pour expliciter leur caractère parodique. C’est à elles aussi qu’elles donnent le spectacle de leur désespoir.
© frederic stephan
Honneur aux dames, la Despina de Pauline Courtin séduit surtout par son abattage scénique. Sans doute elle chante bien, mais la voix n’est pas de celles qui émeuvent particulièrement. Sa plastique enviable lui permet d’apparaître en petite tenue, et l’on se prend à se demander si elle a figuré dans la revue de Don Alfonso/ Hefner. Marion Lebègue ne lui cède en rien pour l’engagement théâtral ; on voit Dorabella peu à peu se laisser gagner par la tentation, succomber avec empressement et tirer avec gourmandise sur les joints. L’expression vocale est juste et semble facile, et les ressources suffisantes pour l’impact recherché. Barbara Kits, qui n’est pas sans rappeler par sa haute taille et son maintien initial Véronique Gens, est bien dans son rôle de réticente ; elle aussi sait faire sentir la fragilité du personnage sous la fermeté affichée, et la mise en scène vient à son aide en lui faisant boire du whisky comme à la dérobée. La voix est longue, homogène, les graves sont joliment poitrinés sans être écrasés, l’extension dans l’aigu ne sent pas l’effort, le trille est discret mais présent, autant de qualités jointes à l’élan de l’interprétation qui lui vaudront les premiers applaudissements de la soirée.
L’habit ne fait peut-être pas le moine, mais le choix d’habiller Don Alfonso comme un playboy californien qui prêche par l’exemple en ayant à ses côtés des beautés déshabillées fait de lui un apôtre du sexe sans contrainte, ce que n’est pas le personnage. Cela compromet son message final qui perd de sa cohérence, puisqu’il semble contredire son comportement précédent. David Bizic dont la voix s’échauffe progressivement campe avec aplomb ce personnage que le spectacle rend plus cynique que nécessaire. Le baryton Vincenzo Nizzardo joue bien le jeune homme emprunté, plus tard la désinvolture du conquérant, puis l’amertume de l’homme bafoué. La voix s’est échauffée assez rapidement et au deuxième acte son air « Donne mie » recueillera des applaudissements. Le personnage de Ferrando a reçu en partage les plus beaux airs masculins ; le ténor Dave Monaco, lui aussi bon comédien, y fait montre d’une musicalité et d’une sensibilité qui plaisent et sont applaudies.
On donnera un satisfecit au chœur et à l’orchestre, même si çà et là on croyait percevoir de très menus décalages. De façon globale, l’esprit de cette musique qui en regorge était respecté et nous parvenait, dans son ensorcelante séduction. Le chef Karel Deseure a eu en outre le mérite de ne pas couvrir les chanteurs. Le spectacle avait commencé avec plus de vingt minutes de retard, à cause d’un incident technique lié à un projecteur. Sa fin tardive n’a pas provoqué de ruée vers la sortie, et la scène et la fosse ont été applaudis chaleureusement. On pourra regretter que ceux qui découvraient l’œuvre s’en aillent sur un malentendu. Et souhaiter que ceux qui ne la connaissent pas encore puissent le faire à l’avenir, à l’heure où pour un mot on débaptise ou on interdit des œuvres…