Marseille accueillit en 1843 une exécution d’un opéra créé trois ans plus tôt à Paris par Donizetti sous le titre Les Martyrs. Il s’agissait en fait de la version un peu remaniée et rallongée du Poliuto original dont le bigot roi de Naples Ferdinand II avait interdit en 1838 la création au San Carlo. En 2012 c’est dans l’édition critique de 1988 – à ce qu’il semble la seule disponible aujourd’hui chez Ricordi – que l’Opéra de Marseille présente l’œuvre. Par-delà les différences ponctuelles que l’on peut relever avec la version finalement créée à Naples en novembre 1848, sept mois après la mort du compositeur, où étaient insérés des éléments de la révision parisienne, et qui fut donnée à La Scala lors de la célèbre reprise de 1960 avec Franco Corelli et Maria Callas, l’essentiel de l’écriture des rôles pour les solistes et de l’expression musicale des passions qui animent les personnages est inchangé. A cet égard, l’œuvre est si exigeante que la distribuer n’est pas chose aisée. Le défi est relevé à Marseille avec panache.
Donizetti avait écrit le rôle-titre pour Adolphe Nourrit, vedette de l’Académie Royale de Musique de Paris, lorsqu’il était venu en Italie pour chercher à acquérir la technique du do de poitrine qui valait à un nouveau venu, Gilbert Duprez, des succès menaçant sa position. Nourrit aurait-il trouvé les ressources vocales nécessaires à exprimer l’exaltation soutenue d’un personnage en proie à l’exaltation mystique et dévoré par la jalousie dans des éclats vocaux retentissants ? On n’en saura jamais rien, mais à Marseille Massimiliano Pisapia montre qu’il est l’homme de la situation. On pourrait rêver çà et là de nuances plus marquées qui rendraient mieux compte des déchirements intérieurs mais sans chipoter davantage louons un chanteur qui ne triche pas. La clarté de l’émission est excellente et les aigus, attaqués franchement et soutenus, valent bien ceux de célèbres disparus. Sa Paolina, l’épouse vertueuse qui triomphe de la tentation de céder à son premier amour retrouvé et se convertit pour accompagner Polyeucte dans la mort, le personnage somme toute le plus proche du modèle cornélien, trouve en Daniela Dessi une interprète dont le métier réussit à pallier les limites d’une voix à l’émail apparemment intact. Seule la prudence de quelques aigus et un vibrato un moment plus large révèlent qu’elle n’effectue pas une promenade de santé. Ce même métier lui fait trouver le juste milieu dans l’expression de l’émotion, d’un romantisme bien contrôlé. Son premier amour, ce guerrier qui semble échappé de la Carte du Tendre, trouve en Vittorio Vitelli un interprète des plus convaincants. Est-ce son admiration inconditionnelle d’Ettore Bastianini qui nous semble l’amener à chercher çà et là à grossir, à noircir sa voix ? Celle-ci est assez belle, assez étendue et court assez bien pour qu’il la libère d’effets inutiles. Entre la qualité du timbre et l’intensité de l’interprétation, ce Severo frappé comme une médaille vaut au chanteur un juste triomphe aux saluts. Wojtek Smilek prête sa voix solide et profonde au grand Prêtre Callistene, avec sa fiabilité bien connue. En Néarco, l’ami de Polyeucte, Stanislas de Barbeyrac impressionne comme à chaque fois par la clarté de son émission, la qualité de son élocution et son impeccable musicalité. Dans leurs brèves interventions, Paul Rosner et Alain Herriau sont eux aussi irréprochables.
Comme à chaque fois qu’ils sont exposés à nu sur la scène, les choristes et les musiciens de l’orchestre donnent le meilleur d’eux-mêmes, on le perçoit dès l’ouverture, avec chœur enchâssé, à la manière de Rossini pour Ermione. Ils obéissent tous à Alain Guingal, qu’ils connaissent et apprécient depuis longtemps. Si l’on surmonte l’agacement que sa façon d’accompagner de tout le corps les rythmes dansants peut faire éprouver – car plus d’une fois cette communion témoigne d’un plaisir en contradiction avec le contexte dramatique – on apprécie le juste équilibre entre l’élan dynamique et la retenue, le mouvement qui ne force ni le trait ni l’allure. Il réussit ainsi à doser le pathos et l’énergie sans que les chanteurs soient contraints de forcer au-delà de la nécessité musicale. Ce n’est pas un mince mérite. Si bien que, sans nous avoir mis au septième ciel, on sort de ce Poliuto bien heureux !
Poliuto (Intégrale) | Gaetano Donizetti par Maria Callas