La nouvelle production de L´amour des trois oranges au Deutsche Oper de Berlin a reçu un accueil chaleureux du public le soir de la première. Quel plus bel hommage rendre à Sergei Prokofiev près de soixante ans après sa disparition alors que, de son vivant, ses œuvres lyriques ont si souvent vu le jour sous de mauvais auspices ?
Bien que la lecture de l´œuvre par Robert Carsen soit finalement classique, car elle se borne à exploiter et à accommoder les nombreux éléments fantaisistes dont recèle le livret, le spectacle n´en est pas moins une grande réussite en ce qu´il accomplit, tant sur la scène que dans la fosse, ce délicat mélange des genres qui oscille entre farce surréaliste et parodie symbolique, pour nous laisser, finalement, dans un état de plénitude béat.
Les références instillées par le compositeur, tant dans l´histoire que dans la musique, trouvent un écho bienveillant dans l´univers créé par Robert Carsen.
Ainsi le couple formé par le mage Tchelio (interprété par Paul Gay, à la voix ample et à la diction limpide) et la sorcière Fata Morgana (chantée par Heidi Melton, dont le galbe et les rondeurs du timbre en font une interprète idéale) et les combats qu´ils se livrent ne sont pas sans rappeler les joutes entre Sarastro et la reine de la nuit dans La Flûte enchantée de Mozart. De même l´épopée du prince (rôle pour lequel Thomas Blondelle est remarquable de précision dans le registre du chant gémissant et du rire en saccade alors que son interprétation s´essouffle dans la seconde partie de son intervention) et de Ninette (incarnée par Heidi Stober, coiffée d´un casque ailé telle une valkyrie, au ramage pourtant doux et au legato impeccable) comporte des épreuves initiatiques comparables à celles rencontrées par Pamino et Tamina.
Par ailleurs, de nombreuses interventions vocales évoquent immanquablement le chant wagnérien. Ainsi les accents rusés et pleutres de Truffaldino (Burkhard Ulrich) sont confondants de ressemblance avec ceux de Loge ou de Mime dans la Tétralogie, tandis que la cuisinière, farouche gardienne des oranges, interprétée par la basse Tobias Kehrer aux graves inquiétants, compose une réplique étonnante du dragon Fafner (Siegfried) tant par la cruauté impitoyable qui les caractérise qu´en raison de la naïveté désarmante avec laquelle ils sont battus.
L´inspiration de Robert Carsen se limite cependant à un champs d´exploration plus réduit – celui de ses propres contemporanéités – ou prend une tournure parfois racoleuse pour séduire le public berlinois, d´autant que les nombreux intermèdes musicaux qui émaillent la partition et les fréquentes ruptures de rythme sont les prétextes à de constants changements de tableaux et à un tohu-bohu scénique permanent.
Aux paillettes et mirlitons des scènes de « Cabaret » succède un ballet de zombies progressant comme dans un clip de Michael Jackson puis, au « moon walk » du même, se substituent des poses hiératiques inspirées du scénographe Bob Wilson.
Les décors de Paul Steinberg, les vidéos de Robert Pflanz et les costumes de Buki Shiff sont remarquables de fantaisie et harmonieusement déclinés dans des tonalités orange. Ils mêlent la régression infantile (par le biais de références au monde de la bande dessinée ou du dessin animé : Truffaldino est déguisé en Oui-oui ; la fusée d´ « Objectif lune » d´Hergé figure au nombre des jouets du prince ; Fata Morgana est la réplique d´une sorcière de Walt Disney…), à l´imaginaire cinématographique (la cuisine de Créonte, jonchée de corps démembrés, est un décor pour film gore. L´élégante princesse Clarice – à qui l´alto française Clémentine Margaine prête ses graves sonores – et le premier ministre Léandre – dont les interventions trop brèves ne permettent pas à Markus Brück d´imposer le personnage – semblent sortir d´un décor de film de Jacques Tati).
Dans cet opéra chanté en français les allusions à l´environnement berlinois ont le mérite de déclencher l´hilarité du public. Le « Arm aber sexy *» lancé par le chœur suivi de quelques mesures traduites et chantées en allemand par les princesses sorties des oranges suffisent pour conquérir l´auditoire tandis que d´autres références locales, par le biais des vidéos ou du décor (l´ours, symbole de Berlin ; Les Berlinales, festival cinématographique de la ville ; Le Zoo Palast, cinéma berlinois légendaire ; Les maquettes des trois maisons d´opéra de Berlin), confirment la manœuvre de séduction.
La musique spasmodique et paroxystique de Prokofiev que Steven Sloane maîtrise de bout en bout s´achève par un final grandiose au cours duquel l´orchestre, jusqu´alors retenu, peut exploser dans une déflagration ultime qu´accompagne, sur scène, une sarabande effrénée de tous les protagonistes.
La partition ne fait cependant pas la part belle aux chanteurs qui imposent leur personnages plus par leur jeu et leur présence que par leur ligne mélodique, exception faite pour le roi de trèfle dont le rôle est doté d´une rare prosodie permettant à Albert Pesendorfer de placer sa voix chaleureuse aux sonorités profondes.
* « Pauvre mais sexy » Slogan utilisé par Klaus Wowereit en 2001 pour décrire Berlin lors de sa campagne aux élections municipales de 2001.