Œuvre rare que cette Rivière aux courlis, renvoi au mystère médiéval (que Britten avait déjà pris pour référence dans son Saint Nicolas de 1948 et le Noye’s Fludde – le déluge – dix ans après), parabole qui sera suivie de The Burning Fiery Furnace (La fournaise ardente), et enfin du Prodigal Son (le Fils prodigue), toutes trois sur de beaux textes de William Plommer. La source est une pièce du théâtre Nô, « mélange de psalmodie, de parole et de chant » qui séduisit Britten au point qu’il en fît une œuvre lyrique. L’action est réduite : Un abbé informe les fidèles que des moines vont jouer un mystère. Des pèlerins s’apprêtent à traverser la rivière qui sépare les royaumes de l’Est et de l’Ouest lorsqu’ils entendent la plainte d’une femme, folle, à la recherche de son enfant. Durant la traversée, le passeur révèle qu’un an auparavant un enfant malade – réduit en esclavage, puis abandonné par son maître païen – est mort sur l’autre rive en chantant « Kyrie eleison ». Sa tombe est le lieu de miracles. Alors que tous prient, l’esprit de l’enfant apparaît, qui apaise sa mère et lui rend la raison.
Comme toute parabole, elle délivre un enseignement, chrétien au départ, mais qui, échappé de l’église pour la scène, prend ici une dimension universelle. L’œuvre est située dans les premiers temps du Moyen-Âge, dans une région anglaise mal définie. Mais les grands mythes sontuniversaux : comment n’être pas sensible à la richesse symbolique des personnages, de l’action, du cadre et à nombre de ces éléments qui participent de l’originalité de Britten ? La folie de la mère, le jeune garçon victime de la brutalité de l’homme, une société masculine, la souffrance, la singularité, le rejet, la pitié aussi. Sans oublier une foi sincère et superstitieuse, qu’il nous offre en partage.
Comme dans le nô, seuls les hommes sont acteurs, associés au chœur, également masculin, les instruments sont peu nombreux, la flûte, l’orgue et la percussion prenant ici parfois des couleurs orientales. Le geste, le rituel sont transposés. La lenteur de l’action dramatique privilégie les atmosphères. L’oeuvre est originale et parfaitement aboutie, retenue et simple, avec une économie de moyens qui confine à l’ascèse. Sous-tendue par les relations tonales, la musique demeure toujours accessible. L’ouvrage puise à la fois dans l’Orient classique et dans le Moyen-âge, dans la tradition comme dans l’avant-garde européenne. Le petit ensemble de huit solistes, avec des associations à tel ou tel chanteur (la flûte à la Folle, le cor au Passeur, l’orgue à l’Abbé et aux moines), excelle à restituer les atmosphères les plus inouïes, avec une grande fluidité, liée pour part à une métrique renouvelée.
Tout est admirable, depuis la perfection du chant ambrosien qui ouvre et conclut l’ouvrage jusqu’à la scène la plus dépouillée, la plus émouvante ou la Folle, agenouillée sur la tombe de son enfant, dialogue avec la flûte. On atteint au sommet lorsque la voix de l’enfant se fait entendre, miraculeuse de fraîcheur, de sérénité, de confiance, dans cet univers en souffrance.
Guillaume Vincent, après de belles réussites au théâtre, aborde ici sa première mise en scène lyrique d’envergure. S’il fait valoir que l’œuvre pourrait être proposée en version de concert, tant son langage est fort (ce qui est certainement vrai) son travail, incontestablement, l’enrichit d’une dimension dramatique peu commune. Dépouillement, austérité, gravité sont ses maîtres mots. Les restes d’un pylone effondré, un tumulus, une porte-stèle tombale, quelques accessoires (valises, balluchons, une corde), c’est tout. Le jeu des rideaux, des éclairages, de projections oniriques dans le cadre lumineux suggérant une porte, une averse de neige suffisent à installer le spectateur dans cet univers singulier. Un climat étrange, ensorcelant, surnaturel. On est hors du temps, suspendu, dans un espace plus symbolique que réel. Le diable ne rôde-t-il pas, pouvant emporter la barque ? Le sol inégal, spongieux d’une tourbière et la musique suffisent à suggérer l’eau et le marécage. Les oiseaux, référence centrale à l’énigme de la Folle, sont magnifiquement représentés par deux grands rapaces nocturnes, au vol lent et lourd, qui apparaissant à propos sans détourner l’attention.
Cette lecture contemporaine, fine, riche, si elle renouvelle, appauvrit aussi quelque peu l’action en la fixant dans une actualité douloureuse, alors qu’elle est intemporelle. Les pèlerins sont l’addition des drames de l’exil : des migrants (du juif orthodoxe au travailleur chinois en passant par le Moyen-Oriental, porteur de son enfant, déraciné par la guerre). Les costumes permettent de les différencier, avec leurs pauvres sacs et valises. N’est-ce pas oublier que seule la Folle porte ici la souffrance ? La description de l’arrivée de l’enfant et de sa mort se double de sa représentation en arrière-plan, quelque peu redondante. L’abandon de toute référence à l’orientation déroute. Ces quelques réserves, mineures, ne suffisent pas à altérer l’émotion et le bonheur de cette réalisation. La direction d’acteur participe aussi de cette austérité ascétique : les gestes sont mesurés, hiératiques, aux antipodes de ce que l’opéra populaire cultive.
Rôle central, écrit pour le compagnon Peter Pears, celui de la Folle. James Oxley est un splendide ténor. Il porte son personnage, suscitant une empathie douloureuse, une forme de trouble aussi, chauve dans sa belle robe longue. Jamais la moindre emphase, le moindre expressionisme : le chant est nu, pur, d’une vérité rare. La voix, claire et colorée à souhait, est aisée dans tous les registres, dans tous les types d’émission, avec la force et la douceur qu’impose le poème. Qu’il s’agisse de récitation expressive ou de mélismes dans l’extrême aigu, James Oxley fait merveille. Le Passeur est chanté par Benjamin Bevan, magnifique baryton, lui aussi familier de Britten dont il a enregistré plusieurs rôles. D’une autorité naturelle, d’une stature imposante, c’est un chanteur à la voix sonore, bien timbrée, d’une intelligibilité permanente. On se souvient de Johnny Herford, Kuligin de l’extraordinaire Katia Kabanova, donnée à Dijon la saison passée. Il incarne maintenant le Voyageur. Personnage étrange, énigmatique, témoin, curieux, complice ? Ainsi c’est lui, et non pas l’Abbé, qui invite à prier pour l’enfant mort. La voix de baryton, solide, claire est bien projetée. En Abbé, on retrouve avec bonheur Vincent Pavesi, qui s’est affirmé dans des rôles secondaires. Son chant est simple, naturel, sans jamais tomber dans la caricature onctueuse. Sa vocalité anglaise ne permet pas de le distinguer du reste de la distribution, tant elle est aboutie. Les huit solistes, choristes de l’Opéra, sont exemplaires, que ce soit dans la plain-chant comme dans les interventions dramatiques. A signaler l’enfant, chantant l’Esprit de l’enfant, et ses quatre amis de la Maîtrise, dont la fraîcheur juvénile et la grâce sont profondément émouvantes.
Nicolas Chesneau s’est familiarisé à Britten avec un Viol de Lucrèce. Seule sa tête et ses mains émergent de la cavité ménagée dans la fosse d’orchestre, autour de laquelle se meuvent les acteurs. L’ensemble instrumental qu’il dirige se montre remarquable dans cette oeuvre exigeante, et il impose une direction toujours attentive au chant, qu’il sculpte avec un soin particulier, d’une qualité manifeste.