Que Richard Strauss n’a-t-il, comme Flaubert pour Emma Bovary, déclaré que Daphné c’était lui ? Faute de telle précision, les exégèses se sont multipliées : Daphné serait une œuvre de fuite, un retour aux sources antiques pour échapper à la pression du régime national-socialiste, ou une œuvre de résistance, l’exaltation des racines grecques de la culture européenne condamnant implicitement celle des racines germaniques, ou encore l’autoportrait complaisant d’un musicien revisitant son passé, ou bien le prétexte à une dernière démonstration d’une science orchestrale jamais lasse de se dépasser, ou la profession de foi d’un artiste quand l’actualité incline au nihilisme… Patrick Kinmonth, qui réalise la mise en scène, les décors et les costumes, embrasse l’œuvre comme une intentionnalité et une potentialité auxquelles il doit donner vie. En nourrissant son travail de sa propre culture il rejoint les sources de celle de Strauss et en appelle à celle des spectateurs. Aussi sous des dehors académiques où Poussin est convoqué par la présence en scène du tombeau énigmatique de ses Bergers d’Arcadie, Patrick Kinmonth reprend le flambeau de Richard Strauss et propose un spectacle dont la beauté formelle et le raffinement constituent son propre manifeste artistique.
Il plante un décor presque exclusivement minéral ; en fond de scène une montagne massive s’élève, peut-être l’Olympe. De hautes falaises quasi verticales dominent de part et d’autre un promontoire rocheux. A ses pieds coule une eau invisible dont les reflets jouent sur la pierre (le fleuve dont Pénée porte le nom ?) et à mi-hauteur s’y élève le tombeau mystérieux, encore préservé des atteintes du temps. Des bergers (?) s’arrêtant près de lui reproduisent les attitudes de ceux du peintre. De l’amphore à demi renversée de l’un d’eux ruisselle un filet d’eau qu’une femme recueille au bas de la pente. Ce tableau vivant, que l’on découvre à scène ouverte en entrant dans la salle, situe l’action dans une illusion de reconstitution et, loin d’en affaiblir l’artifice, joue avec les codes de la représentation picturale et dramatique. Ces bergers barbus tout droits sortis d’illustrations de contes précèdent les drapés et les tuniques aux couleurs même de Poussin. Après la mort de Leukippos, ce décor disparaîtra derrière les parois immaculées surmontées d’un entablement classique au pied desquelles s’élève le tombeau du malheureux.
Un autre aspect de son travail et non le moindre est la direction d’acteurs. Par exemple, on a rarement vu le chœur aussi investi et déployé avec autant de fluidité compte tenu de la configuration compliquée du plateau. Quant aux solistes, ils ont sans nul doute leurs propres qualités d’interprètes, mais le traitement de la scène où Daphné embrasse son arbre, en s’éloignant des didascalies, met en évidence l’apport du metteur en scène, quand il place Leukippos poussé par son désir derrière Daphné jusqu’à l’étreindre et la caresser, et l’on pourrait multiplier les exemples.
Il faut évidemment souligner le rôle dramatique et la beauté des éclairages conçus par Zerlina Hughes. Ils contribuent activement à valoriser le décor, à créer les atmosphères et à accompagner les péripéties, qu’il s’agisse d’événements ou d’évolution psychologique pour Daphné. Cette union du drame et des lumières culmine dans le tableau final, dont la beauté fait oublier la frustration d’une métamorphose escamotée.
Claudia Barainsky et Roger Honeywell © Patrice Nin
A ces qualités plastiques et dramatiques s’allie une qualité vocale et musicale quasiment irréprochable qui fait de cette production une réussite éclatante. Remarquablement préparé comme de coutume le chœur ne vocifère à aucun moment et reste constamment mélodieux. Sans distinction on louera tous les pâtres, aux voix fermes et bien timbrées, et les deux servantes, accortes et moqueuses. La voix pleine et profonde de Franz-Josef Selig confère à son Pénée, qui semble sorti d’un album photo de théâtre des années 1900 l’autorité du personnage et un reste de la noblesse de l’ancien dieu. Anna Larsson est auprès de lui une Gaea assez maternelle pour conseiller avec bienveillance sa fille, assez séduisante pour inspirer le désir aux fêtes dionysiaques, et sa voix ferme va avec son physique, loin des vibratos fatigués auxquels le rôle est parfois distribué. Roger Honeywell interprète Leukippos avec la fougue que les hormones donnent au personnage, souvent tout d’une pièce. Ses deux grandes scènes, celle où il cherche à communiquer son désir à Daphné et celle où il défie son rival, sonnent juste et pour tendu qu’il soit çà et là l’extrême aigu tient la distance. Andreas Schager relève avec panache la gageure du rôle d’Apollon : du dieu solaire sa voix a l’éclat insolent et il la darde comme des flèches ou des rayons. Aussi négligera-t-on les deux ou trois infimes accrochages en regard de la performance que sa vaillance a accomplie. Claudia Barainsky, enfin, est une Daphné prodigieuse par un art de chanteuse et de comédienne qui lui permet de donner l’illusion de l’émotion la plus vive au moment où elle doit accomplir les prouesses vocales concoctées par le compositeur et donc exercer le contrôle le plus précis sur son émission. Sans doute maîtrise-telle parfaitement le rôle d’un point de vue technique, et cette précision souveraine lui permet une expressivité colorée des mille nuances qui font vivre le personnage. Mais on n’oubliera pas de sitôt sa stupeur désemparée après l’étreinte d’Apollon, ni sa douloureuse plainte au pied du tombeau de Leukippos, comme on a cru à son effusion initiale envers le jour et à son exaltation croissante à l’approche de la lumière du Dieu.
Harmunt Haenchen est le grand maître qui organise le concours de tous ces talents. A la tête de musiciens qui semblent jouer comme pour un enjeu capital, dans un contrôle sonore qui ne cesse de combler tant il s’équilibre avec les voix, il dirige avec une ampleur lyrique qui ne lui échappe jamais et détaille ainsi les trésors de raffinement de l’orchestration. Echos sonores et fugaces des œuvres passées, alliages de timbres recherchés, courbes enveloppantes ou courses déchaînées, comme pour la bacchanale suggestive chorégraphiée par Fernando Melo, tout se tient sans faiblesse et nous porte jusqu’au final si grand dans son dépouillement qu’il opère un miracle : la musique s’est tue quand éclatent les premiers applaudissements !
Comment ne pas regretter que cette production qui marque si bellement la contribution du Capitole à la célébration des 150 ans de Richard Strauss n’ait pas fait l’objet d’un enregistrement destiné à la diffusion ? Sans doute des contraintes financières… sans parler de celles que l’annulation sauvage de la première a entraînées, entre remboursements et réservations abandonnées. L’intervention avant le spectacle d’un représentant des musiciens de l’orchestre – rideau baissé, ce qui interrompt la mise en place voulue par Patrick Kinmonth – qui lit un document contre la réforme du statut des intermittents se déroule du reste au milieu des invectives d’une partie du public manifestement remonté, des protestations de ceux qui demandent à entendre et des applaudissements des convaincus. Ambiance… Reste, au-delà de la péripétie, la superbe réussite d’une entreprise qui mérite sa couronne de lauriers !