« Face au réchauffement climatique, Versailles est un refuge » nous annonce un bandeau qui signale La Bohème 2050, un spectacle télévisuel à revoir en replay sur la plateforme france.tv (Des rediffusions sont par ailleurs prévues sur France 5 le 4 mai à 14h30 et sur France 3 le 17 mai). Voilà toute l’originalité du projet du ténor Sébastien Guèze, qui a su déployer une belle énergie pour réécrire avec ses complices scénaristes le chef-d’œuvre de Puccini et faire exister le premier exemple mondial du BIOpéra (ce genre décarboné qu’appelle son essai pensé lors de la venue au monde de son premier enfant en 2020 et publié après le confinement) en emmenant entre autres, France Télévisions et Château de Versailles Spectacles dans l’aventure. De l’opéra en prime-time sur une chaîne publique, Culturebox (ex France 4), ce n’est pas si courant. Et quelle plus belle manière de marquer la « Journée mondiale de la Terre » (en danger) en ce 22 avril tout en faisant réfléchir à l’avenir du genre lyrique ? Le spectacle télévisé, qui veut montrer l’exemple d’une « réinvention artistique et écologique », a donné lieu à un rapport d’expérimentation prouvant qu’il a permis de réduire de quatre vingts pour cent son empreinte carbone. Cette Bohème 2050 exemplifie donc le Plan de Transformation de l’Economie des Opéras de France, voulu aussi par le ténor pour lutter contre la précarisation des artistes (Sébastien Guèze est également cofondateur de l’association solidaire pour les chanteurs Unisson créée en 2020) et la baisse drastique des levers de rideau due à la disparition progressive des investissements publics. Reste à voir si les recommandations de son essai et dudit rapport seront suivies par les professionnels.
Exploitant les espaces connus ou moins connus du Château de Versailles (parc, escaliers, souterrains), cette réalisation de La Bohème 2050 a tout d’un exploit technique. Filmée d’une traite, en une seule semaine, acte par acte et par changement de lieux, les artistes chantant en direct sur la bande son de l’orchestre (à l’éloquence toute puccinienne), cette Bohème intelligemment réécrite pour l’adapter à un jour d’été 2050 ( « la pire année » du siècle avec sa canicule à près de cinquante degrés, ses coupures de courant qui rendent inutiles les climatiseurs), est raccourcie d’une heure et recentrée sur le quatuor des premiers rôles : Rodolfo, Marcello, Musetta et Mimi, une intelligence artificielle dans un corps de femme censée apporter des solutions aux humains en temps de crise climatique. Mimi se mourra faute de bonnes conditions pour la survie de son corps humain. Et cela fonctionne. Le dernier acte filmé en une seule prise avec le soleil se couchant en arrière plan est à l’image du spectacle tout entier, dense et émouvant ; un vrai défi pour les chanteurs (tous habillés de costumes créés dans un processus vertueux de recyclage). Les bohémiens sont donc ici des artistes qui vivent cachés à Versailles, seul endroit où on étouffe un peu moins qu’ailleurs en 2050. Deux jeunes diseurs adolescents (Leah Aubert, Valentin Campagne) ouvrent chaque acte en expliquant l’histoire et ses personnages et en résumant les ellipses narratives dans un langage moderne censé rendre accessible l’oeuvre aux plus jeunes comme au public le plus éloigné du genre lyrique. Sébastien Guèze (Rodolfo bouillant) et Yoann Dubruque (un Marcello plaisant), cachés dans les arrière cuisines, ironisent au premier acte car même les privilégiés qui vivent au-dessus de leur tête étouffent comme eux. Il est amusant d’entendre Rodolfo et Marcello évoquer en italien sous-titré en français « la clim trompeuse qui envoie de l’air chaud » et « ces idiots de panneaux solaires » !
Exit la visite du propriétaire Benoît, la scène de Parpignol et l’arrivée du régiment et toutes les scènes non essentielles à la nouvelle intrigue. La rencontre de Rodolfo et de Mimi (superbe Vannina Santoni) se fait dans les souterrains, et l’air fameux « Che gelida manina » se justifie par le mauvais état de cette IA qu’Alcindoro (Frédéric Longbois, efficace Mr Loyal) va présenter lors d’une fête organisée au château (acte II). Le « Raconto di Rodolfo » puis le duo d’amour sont beaux, même si le ténor est toujours très (trop ?) vaillant. Il forme avec la blonde soprano un beau couple d’opéra. L’arrivée remarquée à l’acte II de la Musetta de Catherine Trottmann nous confirme qu’elle possède un mezzo capiteux, bien fait pour colorer son personnage d’ « oiseau sanguinaire » (« Quando me’n vo soletta per la via »). On ne peut qu’avoir les yeux de Marcello pour elle. Les jeunes narrateurs nous rappellent au début de l’acte III que Mimi a commencé à dépérir alors que Rodolfo l’a enlevée aux privilégiés du Château. Elle est fascinée par les discours des Bohémiens car tous « parlent de leurs rêves de sobriété et de solidarité ». Divers plans de coupe révélant la beauté de Versailles nous amènent à la scène de la Barrière d’Enfer devenue parc. L’image orangée métaphorise depuis le début du film la chaleur écrasante, celle-ci rendant inévitable la séparation de Mimi et Rodolfo (« Addio senza rancore »). Face à une Vannina Santoni à l’expressivité idéale, au chant tout en nuances, on aimerait plus de contrôle de la générosité de l’émission et moins d’emphase dans celui de Sébastien Guèze. Le quatuor des deux couples un peu écourté, l’adieu des deux amants se fait sur les marches du grand escalier dans les jardins. L’acte IV pourrait s’appeler « Impressions, soleil couchant » pour un plan séquence tourné en temps réel, quasiment sans répétition. Devant la colonnade de marbre du Trianon, Rodolfo et Marcello se plaignent de l’absence de leurs amies, bientôt rejoints en un beau chahut par Colline (Jean-Vincent Blot) et Schaunard (Joé Bertili). Par un de ces changements brusques de registres qu’affectionne Puccini, l’irruption de Musetta puis de Mimi interrompt ces jeux folâtres et l’opéra se conclut en un duo bouleversant entre Vannina Santoni à la voix très fluide et aux accents purs ( « Mi chiamamo Mimi » et le Rodolfo alors renversant de Sébastien Guèze avec son appel déchirant dans le soir tombant.