Cet Autre Voyage, Raphaël Pichon l’a voulu comme une déclaration d’amour à Schubert. Sur le modèle de Miranda, construit en 2017 autour de la musique de Purcell, le chef français propose un pasticcio romantique basé sur l’œuvre du compositeur autrichien. On y retrouve pour une large part des extraits d’opéras, mais également des œuvres sacrées, des lieders orchestrés, des chœurs ou encore d’autres pièces instrumentales. Il faut tout d’abord saluer la réussite purement musicale du projet. Sa construction fait montre d’une grande cohérence – on citera à titre d’exemple la façon dont le récitatif accompagné extrait de l’opéra Alfonso und Estrella s’enchaîne à la perfection avec un trio de Fierabras. La partition fait alterner passages sombres (le Doppelgänger orchestré par Liszt) et extraits baignés de lumière (le « Zum Sanctus » de la Deutsche Messe, D. 872), pour composer plus d’une heure trente de musique constamment sublime. Une belle façon de (re)découvrir l’œuvre de Schubert, tant pour les novices que pour les plus éclairés de ses connaisseurs.
La mise en scène de Silvia Costa, toujours lisible et en accord avec la musique, accompagne avec efficacité cette exploration du génie schubertien. La trame narrative commence lorsque, à la nuit tombée, un médecin légiste prend en charge un cadavre qu’il identifie rapidement comme étant son propre sosie. Le spectacle illustre alors, en flashback, les différentes étapes de la vie de cet homme et de son épouse, déchirés par la perte de leur jeune fils. Dans une succession de tableaux lyriques, superbement éclairés par Marco Giusti, on assiste au mariage du couple, à la naissance et au décès de leur fils, puis à la tentative de deuil des parents, avant un final plus onirique, dont on ne dévoilera pas ici le contenu.
La réussite de ce spectacle repose également sur une exécution musicale de très haut niveau. Déjà avec Raphaël Pichon, Stéphane Degout avait ébloui il y a quelques années dans un récital « Mein Traum » consacré à la musique romantique allemande, dont il reprend plusieurs extraits ce soir. Si la voix du baryton français a perdu un peu de sa puissance (« Wo bin ich » de Lazarus), il faut saluer son investissement dramatique, la clarté de son élocution et la beauté de son timbre. On retrouve Degout à son meilleur dans deux beaux moments, comme suspendus : merveilleux de legato dans « O sing’ mir, Vater » (Alfonso und Estrella) et déchirant dans le Doppelgänger.
Dès son entrée, Siobhan Stagg illumine la salle d’une voix pure et éclatante. La cantatrice australienne apporte ainsi une belle lumière au spectacle, en particulier dans le Lied orchestré « Nacht und Träume ». Décidément à l’aise dans tous les répertoires – on l’a vu tout aussi excellent dans Les Troyens, en tenorino rossinien et dans Le Messie -, le ténor Laurence Kilsby est d’une simplicité poignante, qui va droit au cœur dans les lignes aérées du « Die Ruhe fällt auf schweres Lied » extrait de l’opéra Fierabras. À en croire le silence religieux qui s’empare de la salle lors de chacune de ses interventions, le public semble avoir été bouleversé par la prestation du jeune Chadi Lazreq, qui incarne l’Enfant. Le jeune chanteur, s’accompagnant au piano dans une Romance extraite de Rosamunde, impressionne en effet par son aisance et sa constante justesse, tant musicale que dramatique.
Toujours parfaitement synchronisés, en dépit des déplacements sur le plateau, et impeccables de lisibilité, le chœur Pygmalion et la Maîtrise Populaire de l’Opéra-Comique ont de nombreuses occasions de briller. L’ensemble orchestral, fort d’une quarantaine de cordes et d’instrumentistes à vents irréprochables, est puissant et apporte de belles couleurs à la musique de Schubert, sans jamais d’acidité ni de brusquerie. Les solistes de l’ensemble s’illustrent à de nombreuses reprises, à l’instar de la clarinette de Nicola Boud ou du cor d’Anneke Scott. A présent très à l’aise dans ce répertoire, Raphaël Pichon dirige l’ensemble avec précision, sens du dramatisme et même un bel abandon dans les passages les plus émouvants.