Ni reconstitution, ni modernisation… Les conditions posées par Michel Fau pour mettre en scène Dardanus sont louables mais difficiles à respecter. Comment sans user de la transposition représenter aujourd’hui une tragédie lyrique tellement peu satisfaisante d’un point de vue théâtral que Rameau en proposa une nouvelle version cinq ans après sa création en 1739 à l’Académie Royale de musique ? Bordeaux ayant fait le choix de la partition originale, l’adjonction de quelques pages empruntées à la version de 1744 – dont « lieux funestes » considéré à raison comme le plus bel air de haute-contre composé au 18e siècle – ne suffit à résoudre toutes les questions d’ordre scénique soulevées par l’ouvrage ? Comment unifier les différents éléments propres à un genre dont les codes sont définitivement datés : la tragédie classique héritée de Corneille et Racine, la féerie envisagée comme prétexte à effets spectaculaires, une intrigue sentimentale et le goût français pour le ballet ? La réponse apportée par Michel Fau est tout simplement géniale – le mot est si galvaudé que pour une fois, on ne peut se dispenser de l’utiliser à bon escient.
Comment proposer donc de l’œuvre de Rameau une approche fidèle à l’esprit des lumières et cependant accessible ? En la réinventant pardi ! La réinventer, c’est-à-dire la traiter exactement comme on l’aurait fait au 18e mais avec nos propres références. Proposer par exemple un décor et des costumes traditionnels – magnifiques réalisations d’Emmanuel Charles et de David Belugou – mais à la manière dont notre imaginaire les conçoit aujourd’hui : colorés, extravagants et cependant stylisés… Rester fidèle au propos mais le décaler en usant du procédé du théâtre dans le théâtre cher à notre époque. Le décor est une réplique de la salle de l’Opéra de Bordeaux avec ses colonnes antiques, ses chapiteaux corinthiens et ses petits balcons où prennent place les membres du chœur, promus spectateurs et commentateurs de l’action. User d’une gestuelle non pas naturelle mais affectée, en correspondance avec le caractère exceptionnel des personnages et des situations vécues. Assumer les ballets, le statisme de l’action, les invraisemblances de l’intrigue. Respecter la pulsion dramatique, ses lenteurs, ses digressions, voire ses égarements mais ne laisser aucun temps mort s’installer, le tout avec humour – Venus en meneuse de revue suspendue dans les cintres sur un nuage –, virtuosité – la scène de la tempête – et poésie – le ballet des songes –, comme au bon vieux temps ! La démonstration, brillante, n’a pour seules limites que celles de l’œuvre elle-même. La chaconne finale est une aberration théâtrale qui prolonge inutilement le spectacle et l’empêche de se terminer sur la meilleure conclusion possible : Les deux amants enfin réunis sous un petit temple rose bonbon d’un kitch délicieux.
© Frédéric Desmesure
Ces options sont aussi celles de Raphael Pichon dont la direction fait preuve d’une inventivité similaire. Réinventée si d’autres auparavant n’avaient défriché le terrain, la musique de Dardanus jaillit spontanée, limpide, fluide, vive, alerte, savante mais toujours juvénile. Quoi d’étonnant de la part du fondateur d’un ensemble dont un ballet de Rameau a inspiré le nom : Pygmalion. Dans une partition qui lui réserve certaines de ses plus délicates intentions, le chœur exalte les délices harmoniques d’une écriture dont on admire une fois de plus la science. Tous les chanteurs se coulent dans le moule ramiste avec une même évidence fondée sur la diction, le style, les exigences de tessitures qui, pour être baroques, n’en sont pas moins larges : Gaëlle Arquez, sculpturale Iphise, sculptée dans un marbre dont on admire la noblesse et la grandeur tragique ; Reinoud van Mechelem, Dardanus à l’émission haute et souple, toujours élégant sans qu’aucune affectation ne pervertisse cette élégance ; Florian Sempey qui fait oublier par un chant conquérant les difficultés que lui posent parfois les notes les plus graves d’Antenor – soulignons la reprise presque chuchotée du « monstre affreux » qui renouvelle l’interprétation de l’air le plus connu de l’opéra – ; Nahuel di Pierro, Teucer et Ismenor à la stature imposante, autoritaire, homérique ; Karina Gauvin, Vénus non dépourvue d’auto-dérision, à la rondeur vocale enveloppante, au timbre pulpeux, dont l’agilité et la beauté sonore n’excluent pas une juste prononciation du français ; et les autres – Katherine Watson, Etienne Bazola, Virgile Ancely, Guillaume Gutiérrez –, portant le temps de leur intervention leur second rôle au premier plan. Tous hissent le spectacle à un niveau tel que l’on ne saurait trop recommander, s’il n’est pas trop tard, d’acheter son billet pour les prochaines représentations, à Versailles les 5 et 6 mai (plus d’informations).