Que l’œil est indulgent quand l’oreille est charmée ! Au Grand-Théâtre de Bordeaux, face à ce Dardanus qui trouve parfaitement sa place dans le cadre non moins somptueux de l’Opéra royal de Versailles, Christophe Rizoud se disait emballé par la mise en scène de Michel Fau, au point d’affirmer que celui-ci avait réinventé Rameau. Cette impression ne serait-elle pas plutôt à mettre sur le compte des sortilèges déployés par l’ensemble Pygmalion et par les voix réunies sur scène ? Rarement Raphaël Pichon se sera en effet montré aussi soucieux d’équilibre et d’harmonie, dans sa direction, avec la dose bienvenue de théâtralité que favorise le passage du concert à une production en décors et costumes. De devoir être exécutées par huit danseurs, les très nombreuses danses gagnent ici leur respiration naturelle, et la scène des Songes subjugue littéralement l’oreille. Ce Dardanus, les mêmes instrumentistes l’avaient déjà donné en ce même lieu en 2012, mais c’était en concert et ce n’était pas tout à fait la même partition, puisque Raphaël Pichon avait alors privilégié la version de 1744, très largement réécrite par Rameau, au point d’être complètement différente dans sa deuxième moitié. Le résultat avait déjà été salué comme il se doit, et avait débouché sur un enregistrement paru chez Alpha. On retrouve celle qui avait alors été une révélation : Gaëlle Arquez en Iphise, tragédienne toujours aussi incandescente, dont la transformation en mezzo s’est confirmée, et qui trouve dans ce rôle bien plus à laisser éclater son talent que dans Castor et Pollux dernièrement à Toulouse. Les nouveaux venus, eux, changent un peu la donne : Florian Sempey, dont le visage rappelle ici étonnamment celui de Louis XVI, est un très bel Anténor, un baryton d’école française qui, à n’en point douter, livrera d’ici peu quelques incarnations magistrales des grands rôles du répertoire. Plus nouveau encore, car il n’était pas à Bordeaux, Mathias Vidal campe un vigoureux mais délicat Dardanus, là où Bernard Richter en concert et au disque avait parfois du mal à maîtriser l’éclat de sa voix : on admire chez le ténor français sa maîtrise des nuances, notamment dans son grand air « Lieux funestes ». Rééquilibrage bienvenu pour les voix de Vénus et de l’Amour, victimes d’une erreur de distribution : Karina Gauvin confère à la déesse toute la sensualité qu’on est en lieu d’attendre d’un rôle à la fois virtuose et exigeant en graves, et sa voix se marie avec bonheur avec le timbre cristallin de Katherine Watson, qui cumule ici les petits rôles, dans un français parfait. Ce compliment linguistique vaut aussi pour Nahuel di Pierro qui offre en Teucer l’authentique basse que la partition appelle.
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Venons-en maintenant au spectacle. Qu’avons-nous vu à Versailles ? Des costumes aux couleurs flashy, où le bleu électrique et le rose shocking remplacent le bleu Nattier et le rose Pompadour, des décors aux rideaux inattendus, comme le grand squelette de la prison ou le motif de coquelicots un peu Mucha devant lequel l’Amour chante déguisé en bergère de Saxe. Mais cette palette suffit-elle à susciter le mot de réinvention ? Les poses que prennent les chanteurs nous renvoient une fois de plus à un « à la manière de » vaguement dix-huitiémiste, mains redressées en des postures inspirées de la gestuelle picturale et théâtrale, attitudes régies par des bienséances plus ou moins Grand Siècle. Heureusement, la chorégraphie de Christopher Williams anime un peu tout cela, avec des mouvements qui ne doivent pas grand-chose au style baroque. Ce que Michel Fau réussit le mieux, c’est peut-être le prologue, avec sa Vénus-Mae West trônant au sommet d’un portique qu’escalade son Amour aux grandes ailes. Bien sûr, on lui est reconnaissant de ne pas avoir situé Dardanus dans un parking ou dans le cadre de la guerre civile en Syrie, mais il ne crée nullement un univers propre, il ne propose pas d’équivalent visuel de ce que fut la tragédie lyrique en son temps. Avec Les Boréades, Robert Carsen avait réinventé Rameau, et avec Les Indes galantes, Laura Strozzi en avait fait autant, tout comme Barrie Kosky avec Castor et Pollux. Avec son Dardanus parisien de 1980, Jorge Lavelli avait sans doute réinventé Rameau, mais c’est la partie musicale qui ne suivait pas alors. Avec ce Darnadus versaillo-bordelais, Michel Fau livre un spectacle fort agréable à regarder, qui repeint Rameau de couleurs vives, mais qui selon nous ne le réinvente pas.