A tous ceux qui ricanent avec hauteur dès qu’un artiste parle de politique, il faudrait montrer le Budapest Festival Orchestra et Ivan Fischer. Voilà une formation de tout premier ordre, dirigée par un des chefs les plus élégants de notre époque ; ils ne font pas mystère du dégoût que leur inspire le gouvernement de Viktor Orban ; ils en payent le prix fort, subissent les remontrances publiques du maire de Budapest, voient leur budget raccourci et leurs activités menacées ; ils continuent à faire résonner, dans les salles du monde entier, une excellence qui, tournant le dos à l’uniformité, assure, mieux que les discours nationalistes, la défense d’une identité culturelle solide et fière.
Et quelle identité ! Elle s’impose déjà chez Beethoven, rayonnante et affirmée dans une 1ère Symphonie résolument classique ; elle laisse la fantaisie jallir du dialogue entre les instruments qui, à chaque instant, peut souligner une nuance comme on dirait un mot d’esprit. Elle dit toute sa force dans Le Chant de la Terre de Gustav Mahler ; elle comprend chaque inflexion d’une musique qui se réfère tant aux chants populaires de l’Europe Centrale ; elle saisit chaque revirement d’une oeuvre prise souvent comme un cycle de Lieder, voulue pourtant en symphonie par son compositeur. Les assauts des cuivres, à défaut d’être d’une implacable perfection, entraînent férocement le grain inimitable des cordes dans une course à l’abîme épique, nerveuse, saccadée. Mais sur ce paysage rocailleux, Fischer laisse les bois proposer le répit, poser des touches de douceur, offrir leur paisible indolence. De ce tableau tout en contrastes, rendu possible par un sens inouï de l’architecture sonore et de la polyphonie, retenons au hasard « Von der Jugend », sculpté comme une petite pièce de haute orfèvrerie, « Von der Schönheit », où l’orage frappe aussi prestement qu’il se retire, et bien sûr « Der Abschied », rompu, intermittent, sériel presque, qui laisse la salle au bord de l’asphyxie.
On devine qu’au sein de cet ensemble où chaque instrument a sa voix, les voix sont traitées en instruments. Celui de Gerhild Romberger, surtout, est d’un authentique alto, ce qui ne s’entend pas tous les jours : unité des registres, moiré du timbre, humilité d’une éloquence qui est avant tout justesse, ligne, chant. Mais celui de Robert Dean Smith aussi, qui conserve intégrité et agilité – même si le chanteur est désormais bien à la peine dans les aigus. Symphonie ou Lieder ? Si le mystère du Chant de la Terre reste entier, c’est de son identité, là encore, que l’on se sent plus proche après un tel concert…