« Depuis Chéreau, tout le monde sait que la Tétralogie est une histoire de minables pervers qui se prennent pour des dieux en commettant des crimes abominables », écrivait Roselyne Bachelot l’an passé de retour de son pèlerinage à Bayreuth. C’est aller un peu vite avec l’évolution de la dramaturgie : Chéreau les avait fait tomber de leur piédestal en les ramenant à leurs humaines ambiguïtés et en inscrivant le cycle dans une certaine vision de l’Histoire. Frank Castorf les rabaisse encore davantage et sa conception du monument wagnérien fait grincer pas mal de dents depuis trois années y compris dans ces colonnes (voir les avis tranchés de Christophe Rizoud et Maurice Salles).
Difficile de se prononcer après un prologue déjà OSNI (objet scénique non identifié), surtout quand on sait la profusion de lieux et de situations qui nous attendent dans les trois journées du festival scénique. Toute la difficulté réside là, chacun a déjà égrené les références (cinéma et le Reservoir Dogs de Tarantino, arts plastiques) qui truffent l’imaginaire de ce spectacle, joué, filmé et retransmis en même temps. C’est bien toute une pop culture, celle de l’Amérique insouciante des drive-in, celle de la presse people (Loge prend connaissance du vol de l’or grâce aux photos d’un paparazzi) qui rentre dans l’univers de ces dieux devenus mafieux / maquereaux / loosers / putes à la petite semaine. Mais au dessus de l’écume il reste la crème : les rapports de force entre les personnages ne sont pas sacrifiés, ils sont même approfondis grâce à l’effet « coulisses du Ring » introduit par la captation vidéo « breaking news ». Les deux années passées, et en dehors des goûts des uns et des autres, on a reproché au metteur en scène un manque de vision globale tout en saluant le savoir-faire dans la réalisation. Dès Das Rheingold, les commentateurs se demandaient où cela allait aller. Peut-être est-ce, semble nous dire Castorf, parce que nous ne sommes plus dans une époque de pensée réflexive (comme pouvait l’être celle du théâtre d’un Chéreau) mais dans celle d’une image qui défile à deux cents à l’heure. Aussi notre perception de Wagner et de son œuvre protéiforme ne se fera plus par grand ensemble cohérent du mi bémol d’ouverture au bûcher de Brunhilde. Mais par petites touches, petites provocations, grandes trahisons. A confirmer ou infirmer lors des trois prochaines journées.
A nouvelle année, nouveautés sur la Colline Sacrée, d’autant que le cast est presque changé de moitié (voir les étoiles dans la distribution ci-contre). On se souvient que deux des chanteurs de ce Ring ont péri dans l’acte fou du pilote de la Germanwings dont Oleg Bryjak, l’Alberich libidineux à souhait portraituré par Frank Castorf. C’est Albert Dohmen qui assure une relève vocale de haute volée, même s’il incarne un personnage presque noble, en comparaison des minables qui l’entourent. Reste l’indéboulonnable Wotan de Wolfgang Koch, aussi cauteleux en scène qu’il louvoie dans le Sprechgesang de ce prologue. Il ne chantera plus l’an prochain et l’on se demande comment cette folle journée pourra tenir. John Daszak donne de l’espoir à ce sujet, il reprend le rôle de Loge cette année avec brio, de même que le « nouveau » Mime d’Andreas Conrad laisse impatient de l’entendre plus longuement dans Siegfried. En revanche si la Fricka de Claudia Mahnke reste inchangée et de qualité, Freia trouve en Allison Oakes une interprète en manque de brillant dans l’aigu. Nadine Weissmann en Erda, continue de se tailler sa part du lion : à l’opposé de son apparition en diva à fourrure, bien informée des petites affaires de chacun, sa voix se déploie opulente et élégante. Daniel Schmutzhard (Donner) et Lothar Odinius (Froh) achève ce simulacre de panthéon divin de fort belle manière. Des deux géants c’est Wilhelm Schwinghammer, Fasolt langoureux sous ses dehors de frustré, qui l’emporte sur le Fafner un peu relâché d’Andreas Hörl. Nos ondines sont toujours aussi mignonettes et parfaitement en place vocalement et scéniquement, même si elles accueillent une nouvelle dans leur rang : Anna Lapkovskaja.
Puisque nous parlons du Rhin, suivons-en les Filles et, comme il fait chaud, allons nous y plonger ! Ouvert dans une grande lenteur qui permet de déguster l’entrée de chaque pupitre, de sentir le fleuve bouillonner des contrebasses aux violons, la soirée défile ensuite avec évidence. L’orchestre est d’une clarté limpide, maintenu la plupart du temps à un volume sonore raisonnable propre à la conversation (en musique) qui se déroule au Golden Motel. Kirill Petrenko réussit cette gageure de peindre à la fois la fresque et de faire sourdre le rythme et la pulsation qui irriguent la scène, accompagnent les chanteurs et la mise en scène. N’étaient quelques scories dans les cuivres, il n’y a qu’à applaudir et taper des pieds, ce que n’a pas manqué de faire le public dès qu’il en a eu l’opportunité.