La création du festival d’Erl par Gustav Kuhn remonte à 1997, et sa tradition wagnérienne à Das Rheingold, premier opéra à y avoir été représenté en 1998. Le Ring y a été donné souvent, par exemple en 2014 et en 2016, et pour la dernière fois en 2018, date à laquelle Gustav Kuhn quittait Erl. Cette nouvelle production y marque donc à plus d’un titre le début d’une nouvelle ère wagnérienne. Finie l’hégémonie d’un seul homme qui, s’il avait de grandes compétences musicales, imposait ses vues dans tous les autres domaines scéniques y compris la mise en scène, et jusqu’aux éclairages où, il faut le dire, il était loin d’exceller. Les équipes ont, depuis, été entièrement renouvelées, et ce dans tous les domaines.
Le spectacle à lieu dans le Passionsspielhaus, un théâtre construit spécialement en 1959 pour les représentations de la Passion données tous les 6 ans, et dont l‘origine remonte à 1613. L’espace bénéficie d’une fort belle acoustique, mais de conditions techniques difficiles. L’orchestre est étagé en fond de scène, et celle-ci n’a ni dégagements ni coulisses de bonnes dimensions. Il faut donc concevoir un dispositif simple, avec un minimum de changements en cours de représentation. Cette année, c’est à Brigitte Fassbaender que revient la délicate tâche de montrer ce qu’il est possible de faire dans ce lieu ingrat, et si possible mieux qu’avant. Et elle y réussit fort bien ! La célèbre mezzo allemande, âgée de 82 ans, a arrêté sa carrière lyrique en 1995, et a signé depuis pas moins de 80 mises en scènes d’œuvres lyriques les plus diverses, quasi exclusivement dans les pays germaniques.
Wotan (Simon Bailey) et Fricka (Dshamilja Kaiser) © Photo Xiomara Bender
Sa mise en espace est intéressante sans être novatrice, vu les contraintes du lieu, mais la direction d’acteurs est particulièrement soignée. Des projections de créations vidéo de Bibi Abel sur le tulle de fond de scène et sur les murs de béton des côtés créent un espace convaincant. Le plateau noir est nu, ne seraient deux marches au premier plan, mais bien éclairé par Jan Hartmann. Les costumes de Kaspar Glarner animent le tout de taches de couleurs vives. Connaissant son combat pour la liberté sexuelle des femmes, on pouvait se demander comment Brigitte Fassbaender allait se confronter au machisme wagnérien. Le résultat est plutôt sage, Fricka reste la femme au foyer soumise qu’elle doit être, et Freia est malmenée avec violence par les deux géants comme il se doit. Pour le reste, tout est lisible, fluide et bien en place. Quelques touches d’humour aussi, avec par exemple la descente en rappel, le long de la paroi d’une grotte, des spéléologues Wotan et Loge.
Dès le début, l’Alberich de Craig Colclough captive par son jeu et par sa voix incisive. Ses relations troubles avec les filles du Rhin sont ici parfaitement illustrées, d’autant que ces dernières lui donnent une magnifique réplique, avec des voix parfaitement adaptées. Notons que l’on retrouve avec plaisir la belle voix de mezzo de Katharina Magiera (la sorcière de Königskinder qu’elle chantait hier) en Floßhilde.
Le couple bourgeois de Wotan et Fricka vit dans un cadre stéréotypé, au mobilier quelconque. Si la Fricka de Dshamilja Kaiser reste prudemment en retrait, y compris vocalement, c’est peut-être sur la demande de la metteuse en scène. Le Wotan de Simon Bailey est lui tout à fait convaincant, prisonnier de ses contradictions et des évènements, sans pour autant traduire son autorité vacillante par des tonnes de décibels.
Le Loge de Lan Koziara est certainement avec Alberich le triomphateur de la soirée, du fait de son jeu varié, insidieux et pervers, servi par une belle voix très nuancée. Le Mime de George Vincent Humphrey a également eu un grand succès, grâce à un jeu appuyé sans être outré, et une voix claire et précise. Il est d’ailleurs d’ores et déjà programmé pour le rôle dans Siegfried en 2023. Thomas Faulkner (Fasolt), Anthony Robin Schneider (Fafner), Manuel Walser (Donner) et Brian Michael Moore (Froh) étaient également de très haut niveau. Judita Nagyová (Erda) assure avec autorité sa courte apparition. En revanche, oublions le nom de l’interprète de Freia, qui n’est pas à la hauteur du reste de la distribution.
Plus encore que par le passé, on se rend compte à quel point la position de l’orchestre en fond de scène est favorable aux voix, ainsi qu’à l’unité sonore de l’ensemble. Erik Nielsen réussit à la perfection cet équilibre qui pourrait être précaire, en n’exagérant jamais les forte, et sans gommer trop non plus les moments plus calmes. Du grand art, bien servi par un orchestre de très bonne qualité. Au total une fort belle représentation, caractérisée par une solide unité.