Evènement, le Ring munichois qui s’ouvre ce soir l’est à plusieurs titres : il est d’abord rare de pouvoir entendre cette œuvre concentrée sur une semaine, là où d’habitude on donne le cycle entier en 10 jours, une belle occasion pour le spectateur de se plonger dans cet univers musical unique et de s’enivrer dans ses leitmotive ; ce cycle est aussi la dernière occasion d’entendre Kirill Petrenko diriger le Bayerisches Staatsorchester dans la Tétralogie puisqu’il partira à l’automne 2019 prendre ses nouvelles fonctions à la Philharmonie de Berlin ; enfin la distribution réunie ce soir a de quoi faire pâlir de rage le Festpielhaus de Bayreuth .
Cette production d’Andreas Kriegenburg date déjà de 2012 ; alors que le metteur-en-scène fera bientôt son entrée sur la scène de l’Opéra de Paris avec Les Huguenots, soulignons à quel point sa vision du Ring brille par son intelligence et son efficacité poétique. Nietzsche considérait que la 7e Symphonie de Beethoven était une « apothéose de la danse », on pourrait reprendre cette qualification pour décrire ce plateau nu, modulable au gré de l’inclinaison de son sol et plafond, et qu’habitent des danseurs-figurants au même titre que les chanteurs. Les flots du Rhin sont ainsi symbolisés et animés par des danseurs peinturlurés en bleu, flots tantôt emplis de désir quand le libidineux Alberich traverse les corps enlacés, tantôt menaçants lorsque la marée humaine le submerge avant de se pétrifier quand le nain renonce à l’amour. Les mêmes danseurs seront plus tard les murs crénelés et morts du Walhalla, tout comme on peut voir leurs congénères compressés dans les immense cubes sur lesquels arrivent les géants constructeurs. Cette mise en scène se veut aussi très cinématographique, comme ces nains du Nibelheim qui traversent la scène de cour à jardin dans l’interstice très 16:9 dessiné par le décor, ou ces didascalies projetées sur le sol façon Star Wars pendant la descente et la montée de Wotan et Loge. Certaines idées sont particulièrement judicieuses et ne cachent pas leur artifice : le public réellement aveuglé par les projecteurs que l’on projette sur lui pendant les métamorphoses dues au Tarnhelm ; les géants qui se constituent en direct lorsque les figurants leur apportent faux bras et jambes ; Alberich contraint au pilori par la lance de Wotan fichée dans sa veste de costume… Et Donner de vraiment frapper de son marteau pour faire surgir le tonnerre. Tout cela témoigne d’une vraie confiance accordée au livret que l’on ne cherche pas à triturer, une forme de naïveté poétique qui va de pair avec une lecture originale. La direction d’acteurs est en outre très bien réglée et porteuse de sens : Wotan qui entre en scène en bourgeois épuisé balançant ses chaussures, et Fricka hésitant entre la furie et l’amour face à cette paire de souliers ; Freia entourée de filles-arbres aux doigts prolongés de frondaisons ; Loge en dandy excentrique et puant… sans compter les somptueux éclairages de Stefan Bolliger qui caractérisent en un clin d’œil les différents espaces de cette fantasmagorie.
© Wilfried Hösl
Dans la fosse, l’orchestre de l’opéra de Munich est époustouflant : très massif mais mouvant avec beaucoup plus de rapidité que le serpent d’Alberich, il répond avec fébrilité et enthousiasme à la baguette de son directeur musical adoré, Kirill Petrenko. L’entrée au Walhalla par exemple est clairement la plus tonitruante et sauvage qu’il nous ait été donné d’entendre, les cuivres et percussions totalement débridés semblant concurrencer les cordes, à qui marquerait le mieux la solennité démesurée de cette marche. Avec une phalange si éblouissante, on se demande pourquoi les sons des enclumes dans la mine sont diffusés sur enceintes. On peut cependant regretter qu’une telle opulence orchestrale ne nuise à la cursivité de l’œuvre, tant de richesses empèsent nécessairement et toute l’énergie déployée ne suffit parfois pas à rendre l’urgence dramatique (contrairement à ce que réussissaient très bien Valery Gergiev à la Philharmonie récemment, par exemple).
Dans cet écrin, nos filles du Rhin sont assez inégales, très sonores et bien timbrées mais à la prononciation très hétérogène. L’Erda d’Okka von der Damerau est très habitée, on aurait préféré un contralto plus profond mais elle sait hanter ses paroles prophétiques avec suffisamment de résonnance et de puissance. En Fricka, Ekaterina Gubanova nous semble trop lisse, pas assez coriace, presque trop douce, on aimerait une déesse au cuir plus tanné ou plus vitupérante. Rheingold n’appelle pas encore les subtilités psychologiques des volets à venir, c’est un manège de stéréotypes féeriques. D’autant que sa vocalité ne la distingue pas assez de la gentille mais peu brillante Freia de Golda Schultz, princesse plus empruntée qu’éplorée. Le duo de géants n’appelle que des éloges : aussi bien Ain Anger qu’Alexander Tsymbalyuk impressionnent par leur projection, leur prononciation et leur timbre. Les interventions du Mime de Wolfgang Ablinger-Sperrhacke sont aussi rares que marquantes et éveillent notre curiosité pour Siegfried. Si le Donner de Markus Eiche remplit très bien son office, le Froh de Dean Power est pâlichon et difficilement audible. Rien à voir avec le superbe Loge de Norbert Ernst, rusé avec ce qu’il faut de perversion, à la projection perçante qui lui permet de raffiner sa prosodie et de nourrir son chant avec beaucoup d’expressivité. Le Wotan de Wolfgang Koch est très bien chantant, mais peu marquant, sans doute éclipsé par l’exceptionnel Alberich de John Lundgren : puissant, mordant et charismatique ; les scènes à trois dans le Nibelheim se transforment vite en duo entre le Nibelung et le feu follet.