Chaque patrie ou chaque nation a besoin, dit-on, de héros. Pour le canton de Vaud, heureuse contrée s’il en est, c’est le Major Davel. Décapité en 1723, célébré en 1923, re-célébré en 2023.
Son mérite ? D’avoir été occis par les Bernois, alors maîtres du pays de Vaud, pour avoir rédigé un mémoire faisant la liste d’une série de griefs touchant l’administration, le fisc, le commerce, la Justice, l’Académie, l’Eglise et le monopole des hautes charges militaires. Jamais le mot d’indépendance n’apparaissait sous sa plume.
© Jean-Guy Python – Opéra de Lausanne
Il se rendit de Cully (délicieux bourg vigneron entouré de vignobles en terrasse aux bords du Léman) jusqu’au château de Lausanne à la tête d’une brigade de 300 hommes pour remettre son manifeste à MM. les baillis. Trahi par un sien ami, le sieur de Coutaz, un des édiles de Lausanne, qui l’avait pourtant hébergé (le méchant indispensable à toute légende), il fut confié à la justice bourgeoise, qui le condamna à avoir la tête et la main tranchées. Par mansuétude, on épargna sa main, mais on lui coupa la tête, sur la plaine de Vidy, trois semaines seulement après son modeste exploit.
La construction d’un héros à usage local
Un historien-écrivain radical, Juste Olivier, en 1842, plus de cent ans plus tard, remit au jour cet épisode quelque peu oublié. Entre temps le Pays de Vaud était devenu Canton de Vaud (en 1803). Le XIXe siècle aimait à donner figure humaine aux mythes fondateurs. La France avait Jeanne d’Arc, la Suisse Guillaume Tell, le canton de Vaud aurait le Major Davel. Plus tard, le peintre Charles Gleyre fit un tableau de l’exécution de Davel, en lui prêtant les moustaches de Juste Olivier. Désormais Davel en aurait une belle paire, parfaitement incongrue pour un homme du XVIIIe siècle, fût-il précurseur (discret) des Lumières.
Régis Mengus © Jean-Guy Python – Opéra de Lausanne
Le bicentenaire, le tricentenaire…
De loin en loin, donc, le riant canton de Vaud, devenu terre prospère d’industries de pointe autant que de festivals fameux (Montreux, Gstaad), mais toujours aussi idylliquement beau et fier de ses particularismes, conçoit des spectacles plus ou moins hagiographiques pour célébrer le grand homme, sous couvert de relecture plus ou moins critique. C.F. Ramuz (autre grand Vaudois promu au rang de mythe local) lui consacra un texte et René Morax en 1923 un spectacle d’Epinal dans ce théâtre de bois, qu’on appelle modestement « la grange sublime », sise au plus champêtrement bucolique de la campagne vaudoise.
Le tableau de Charles Gleyre (1850), aujourd’hui détruit ©MCBA-Lausanne
Notons, chose étrange et qui participe à sa manière au mythe, qu’une nuit de 1980, un individu s’introduisit au Musée cantonal des Beaux-Arts et entreprit d’incendier à la lampe à souder le grand tableau de Charles Gleyre. Destruction d’image dans le droit fil de la Réforme, qui les abhorrait ? Allez savoir ! Deuxième mort de Davel ? Sûrement pas, et le spectacle de l’Opéra de Lausanne, au contraire, vivement applaudi par un peuple vaudois attendri, prouve que le besoin d’images plus ou moins pieuses reste vivace.
La seule incartade d’un homme de devoir
Ce Davel n’était pourtant pas un Mandela, ni un Clemenceau. C’était un notaire-arpenteur, qui, faute de clients peut-être, se fit militaire de carrière, d’abord au service de Guillaume III d’Orange, puis à celui de Louis XIV (l’ennemi du précédent). Ce qui occupa pendant vingt ans ce « modèle de soldat, de patriote et de chrétien », qui, œcuménique avant l’heure, servit un prince protestant puis un roi catholique. Avant d’être placé à la tête des milices vaudoises mobilisées par les Bernois lors de la Schweitzer Krieg (entre catholiques et protestants) de 1712 et de s’illustrer à la bataille de Villmergen, ce qui lui valut son grade désormais emblématique de Major.
© Jean-Guy Python – Opéra de Lausanne
Bref un homme de devoir et de discipline, à qui une incartade, somme toute prudente, valut de mourir sur l’échafaud. Et dont il n’est pas facile de faire le héros d’un opéra, d’abord parce qu’on ne sait rien de lui. Qu’importe. C’est Eric Vigié qui, à peine installé directeur de l’Opéra de Lausanne en 2004, en passa commande, pour avoir vu deux fresques (de Charles Clément) dans le grand escalier de l’Hôtel de Ville de Lausanne, dont l’une La marche au supplice, citait la phrase que Davel prononça avant de mourir : « C’est ici la plus excellente et la plus glorieuse journée de ma vie ». Une scène finale toute prête, en somme.
C’est l’écrivain vaudois René Zahnd qui releva la gageure d’élaborer un livret : Davel dans sa prison, entre trois séances de torture (car, oui, il fut soumis à la question), revoit différents moments de son passé : sa paisible vie à Cully (tableau vertueux à la Rousseau), la bataille de Villmergen (héroïsme tranquille), l’accueil chez Crousaz (confort bourgeois et infâme trahison) et aussi, car il fallait bien une figure féminine, une mystérieuse Belle Inconnue, dont Davel aurait fait état lors de ses interrogatoires.
Cette Belle Inconnue lui serait apparue en rêve pour l’exhorter à agir. Après tout, Jeanne d’Arc répondait à ses voix. Etait-elle quelque gitane de passage, une vigneronne apparue parmi les sublimes vignes en terrasse de Lavaux au dessus du lac, était-ce une Fille du Lac, comme il y a les Filles du Rhin ? En tout cas, elle était la voix féminine que le compositeur, Christian Favre, appelait de ses vœux pressants.
© Jean-Guy Python – Opéra de Lausanne
Un jardin d’abord secret
Christian Favre est d’abord un magnifique pianiste schubertien, schumannien, chopinien, aussi élégant que sensible. Elève de Louis Hiltbrand, ayant reçu les conseils de Magaloff, il a pendant des lustres transmis sa flamme à ses élèves du Conservatoire de Lausanne, dont les plus remarqués aujourd’hui sont Cédric Pescia, Christian Chamorel et Jean-Sélim Abdelmoula. Compositeur de l’ombre, il se résolut voici quelques années à faire entendre ses œuvres, un très beau Requiem notamment, sa musique de chambre et ses transcriptions. Dame Felicity Lott fut l’interprète de ses transcriptions, très réussies, de Mahler et de Wagner, la Mort d’Isolde notamment, pour voix et quatuor, en l’occurrence le Quatuor Schumann qu’il fonda avec Tedi Papavrami, Christoph Stiller et François Guye. Ceci pour présenter ce musicien très fin, d’une affabilité toute vaudoise, dont le seul défaut fut de ne pas assez s’éloigner des rivages lémaniques, il est vrai enchanteurs et d’ailleurs assez musicaux pour emplir une vie.
Un orchestre pointilliste
La musique qu’il a composée pour son Davel puise à toutes sortes de sources. C’est surtout la luxuriance de l’orchestre qui retient l’attention, dès l’ouverture dont on pressent qu’y défilent des thèmes qui reviendront, et notamment celui de Davel, construit sur les lettres de son nom. Orchestration pointilliste, où la percussion, notamment un xylophone incisif, aura un rôle prépondérant. Rythmes de marche, rythmes de valse. Fréquents ostinatos. Ponctuation des timbales. Peu de tutti, nous sembla-t-il, et d’ailleurs nous entendrons le compositeur parler lui-même, à propos de cette partition, d’une musique de chambre mais jouée par 45 musiciens, sans compter la harpe et un piano.
© Jean-Guy Python – Opéra de Lausanne
On admirera un Orchestre de chambre de Lausanne incisif, scintillant, sous la baguette précise de Daniel Kawka, ponctuant une écriture vocale qui pour l’essentiel tient de l’arioso, et nous fera penser parfois au Poulenc des Dialogues des Carmélites. Parfois on aura le sentiment d’une inspiration mélodique et même d’un foisonnement dans la fosse, contrastant avec la relative horizontalité du chant.
Mais certains personnages auront le privilège d’envols lyriques assumés. Notamment le riche mezzo de Suzanne Gritschneder (Mme Davel mère) se verra offrir de belles phrases charnues où elle pourra faire entendre son sens de la ligne musicale (particulièrement quand elle enjoindra à son fils de se marier). François Lis quant à lui (le sinistre von Wattenwyl, qui mènera les interrogatoires du prisonnier), devra faire appel au plus sombre de la voix de basse pour atteindre les tréfonds où Christian Favre voudra le faire descendre. Quant à l’infâme Crousaz (Christophe Berry), il fera sonner (parfois de façon un peu envahissante) une voix de ténor solide et drue.
© Jean-Guy Python – Opéra de Lausanne
Suspendu par les pieds
Ce reproche de privilégier la puissance et l’extraversion au détriment de la nuance, on aurait envie de le faire parfois à Régis Mengus à qui échoit le rôle, très tendu, de Davel, et les quelques moments où il allègera en voix mixte et en voix de tête seront d’autant plus bienvenus. Singulièrement quand il s’agira de souligner les côtés mystiques du personnage : « Puisque la puissance divine me soutient dans l’épreuve… » ou un peu plus loin « « Que l’on me laisse seul dans l’incroyable clarté », mais on admire la façon dont il prend ce rôle à bras le corps. On le verra notamment continuer à chanter impavidement, quand lors du troisième interrogatoire il sera suspendu par les pieds, image saisissante !
Quant à la Belle Inconnue d’Alexandra Dobos-Rodriguez, très gracieuse dans ses mouvements, tantôt gitane, tantôt fée en belle robe vaporeuse, on la sentira parfois un peu mal à l’aise avec une tessiture sollicitant beaucoup le plus haut de sa voix.
Alexandra Dobos-Rodriguez et Régis Mengus © Jean-Guy Python – Opéra de Lausanne
Colliers de perles
Il faut bien reconnaître que le livret n’aide ni le compositeur, ni les chanteurs. On y entend, outre une kyrielle de vers de mirliton, quelques perles et pas mal de ridicules : « Faites entrer la grâce dans mon cachot humide », chante le prisonnier, « Affamés et laborieux nous tirons le diable par la queue », psalmodient les vignerons, et quand la muse chantera, sans rire, « Mes lèvres sont un papillon qui préfère s’envoler », le chœur des vignerons commentera gaillardement « Il n’y a pas que les grappes de raisin que nous cueillons cette saison ! »
Ladite Belle Inconnue se présente comme suit : « Passe, passe, je suis celle qui passe et laisse dans son sillage la fragrance de fruits sacrés » et chante au malheureux : « …si tu ouvres les yeux à l’intérieur de toi, tu verras une éblouissante lumière… »
La piété hagiographique, ou une exaltation d’ailleurs assez peu dans le tempérament vaudois connu pour son aimable pondération, inspireront (?) des scènes lourdes de bons sentiments, telle celle des suppliques au « Major bienfaiteur », la pauvresse qui ne peut payer l’impôt, (« Chère madame, je vais regarder si tout cela peut s’arranger », répond-il benoîtement), le paysan qui n’a plus de chapeau pour abriter son crâne (!), celui qui veut faire de Davel le parrain de son dernier-né.
On s’étonne que René Zahnd (qui fut l’un des piliers du Théâtre de Vidy, foyer de création contemporaine au rayonnement européen) et Christian Favre, grand amateur de poésie, n’aient pas taillé dans ces billevesées.
© Jean-Guy Python – Opéra de Lausanne
Subtilités musicales secrètes
En tout cas le compositeur s’en accommoda, se laissant porter par un « flot intérieur », écrivant d’abord un chant-piano, puis travaillant longuement à l’orchestration (et le résultat est brillant).
« Je suis quelqu’un qui adore le contrepoint, les superpositions thématiques, les variations. Pour certaines oreilles, ma musique peut paraître incohérente, anachronique, mais j’avoue que ça ne me touche pas ! Je ne renie pas mes cordons ombilicaux. Il y a dans cette composition un souci d’architecture et de cohérence. Les principaux thèmes vont traverser la partition en entraînant des métamorphoses rythmiques, harmoniques ou en contrepoint d’autres motifs. […] J’accorde une grande importance au pouvoir du rythme, obsessionnel ou chaotique, au silence, et surtout à l’expression des intervalles : motif récurrent de seconde mineure, succession de quartes (en lien avec la Belle Inconnue), de quintes (sur le nom de Davel), neuvième majeure ascendante aussi, pour symboliser la supplication du héros ».
© Jean-Guy Python – Opéra de Lausanne
« Je ne renie pas mes cordons ombilicaux »
A la première écoute, beaucoup de ces subtilités échapperont évidemment à l’auditeur. On pourra s’amuser d’entendre furtivement un quelque chose de Cilea quand Davel chantera « Ne savez-vous pas quel jour se lève pour notre pays » ou un souvenir du Richard Strauss de la Femme sans ombre dans le tutti d’orchestre après la décollation du héros. Très souvent, dans les flûtes et l’ostinato de caisse claire de la bataille, ou les rythmes de marches et de valses s’entrecroisant lors de l’ultime entretien entre Davel et Crousaz (« Nous leur ferons parvenir une déclaration d’indépendance », dit l’un, « Magnifique ! Quelle intelligence ! » approuve l’autre), on retrouvera des réminiscences, ou du moins l’esprit, de Chostakovitch.
On remarquera notamment, outre la polytonalité caractérisant l’ensemble de la partition, un recours fréquent à l’écriture modale, la grande scène de torture (Davel suspendu) étant tout entière écrite dans le mode dorien.
© Jean-Guy Python – Opéra de Lausanne
Au reste, Christian Favre admet bien volontiers ces inspirations multiples, et nous imaginons que bien des spectateurs auront reconnu dans l’esprit des chœurs de vignerons ou de soldats, ou dans celui des enfants, écrits de façon plus traditionnelle, une évocation de la Fête des Vignerons, manifestation vaudoise s’il est est, qui tous les vingt-cinq ans mobilise des cohortes de choristes et de figurants, pour une cérémonie panthéiste célébrant le Soleil, la Nature bienveillante et le Travail salvateur, tout cela sur la Grand-Place de Vevey, avec le lac scintillant et les Alpes en fond de décor.
La sincérité emporte l’adhésion
La mise en scène de Gianni Schneider ne sera pas sans évoquer ce folklore qui reste très vivant en Helvétie. Elle le suggèrera non seulement par les costumes pimpants des paysannes, les uniformes multicolores ou les perruques dix-huitième d’un réalisme d’Opéra-Comique, mais aussi par une utilisation très virtuose de la vidéo par Sébastien Dupouey. Ainsi on verra s’animer une place de Lausanne, un champ de bataille ou le coteau de Lavaux, et cette imagerie naïve (ou rouée) sera d’un grand charme poétique, et évitera en finesse le piège du chromo.
© Jean-Guy Python – Opéra de Lausanne
Et c’est sans doute la sincérité de l’ensemble des intervenants, librettiste, compositeur, chanteurs, qui donnera sa puissance à la scène finale, en forme de tableau vivant, reproduisant fidèlement le tableau détruit de Gleyre et faisant résonner les mots de Davel : « C’est le plus beau jour de ma vie, je prie Dieu que ma mort soit utile… ».
Un épilogue, un peu superfétatoire, alliant trois voix féminines (les Nornes ?), conduira à l’accord ultime, qui sera lui résolument tonal : un ré mineur, celui du Requiem de Mozart…
© Jean-Guy Python – Opéra de Lausanne