Qu’est-ce que la folie ? Une maladie ou bien un symptôme d’autre chose ? Le Festival d’Aix-en-Provence propose actuellement un spectacle qui essaie de répondre à ces questions en associant Eight Songs for a Mad King de Peter Maxwell Davies aux Kafka-Fragmente (Fragments de Kafka) de György Kurtág.
Davies était un des compositeurs britanniques les plus influents de sa génération. Acclamé autant par le public que par les institutions, il était Maître de musique de la Reine de 2004 à 2014. Très attiré par le théâtre musical, il a composé de nombreuses œuvres scéniques, dont les Eight Songs, créés en 1969.
L’œuvre pour baryton et ensemble retrace en huit étapes les tourments psychiques et émotionnels du roi George III d’Angleterre, pendant une grandie partie de sa vie en proie à des troubles mentaux d’origine obscure. La musique est radicale, explorant les registres extrêmes et les couleurs saturées à la limite du bruit. À l’intérieur de cette écriture en vérité très variée, des moments plus calmes suscitent une atmosphère de doute. La musique semble s’écouter elle-même, notamment lorsque des citations d’autres styles – folklore ou musique élisabéthaine – font irruption dans cet univers à part. C’est alors la musique tonale qui crée une dissonance, qui sonne fausse. La vérité et la normalité sont bien des notions relatives. L’Ensemble intercontemporain, sous la direction de son nouveau chef Pierre Bleuse, maîtrise la partition avec brio et réussi à donner des nuances insoupçonnées aux situations sonores les plus chargées.
La partie du roi est un tour de force pour le baryton allemand Johannes Martin Kränzle, qui se montre plus qu’à la hauteur de la tâche. Car Davies fait appel à tout le spectre de la voix humaine, entre chant, onomatopées, phonèmes détachés et texte parlé, croisant ces éléments les uns avec les autres d’une manière virtuose. À l’image d’un Iannis Xenakis, Davies écrit une musique aux limites du faisable afin de créer une autre forme de corporalité, que Kränzle assume parfaitement. Il n’interprète plus, il incarne.
Barrie Kosky, connu pour une esthétique autrement plus opulente, signe une mise en scène aux antipodes de ces excès. Dans un espace noir, que l’éclairagiste Urs Schönebaum structure seulement à l’aide d’un projecteur, Kränzle ne porte qu’un caleçon, de faux ongles jaunes à la main droite et un semblant de maquillage excentrique autour de l’œil gauche. Il joue avec une corde à piano. Si tout n’est qu’esquissé, la direction du comédien est d’une grande précision. Guidant le chanteur à travers une dramaturgie des plus claires, Kosky ne recule devant aucun aspect psychologique, évoquant tantôt le trouble de l’identité, tantôt l’orientation sexuelle incertaine, effleurant parfois le drag.
La musique représente à la fois l’esprit tracassé du roi et une altérité. Le spectateur comprend au fur et à mesure que le problème principal n’est pas la folie, mais la solitude. Au centre de l’œuvre, la phrase « I am alone » (« Je suis seul ») déclenche un long silence. À la fin, prononçant sa propre nécrologie « The king is dead » (« Le roi est mort »), Georges III retrouve sa voix normale et saine… avant de fracasser un violon au sol !
© Monika Rittershaus
Ce motif fait le lien avec les Fragments de Kafka pour soprano et violon, initialement crées en 1987 lors du célèbre festival de musique de chambre de Witten. Si Kosky affirme ne pas avoir essayé de « lier les deux pièces d’une manière conceptuelle ou esthétique », ces correspondances existent de fait, tant par similitude que par opposition. Contrairement à Davies, le langage de Kurtág, doyen de la musique contemporaine, se distingue par sa concision et son caractère aussi précis qu’éphémère. En s’appuyant sur des documents autobiographiques de Kafka – essentiellement des notes de journal et des lettres – le compositeur parcoure la vie de ce dernier. Cette fois, la folie n’est pas exceptionnelle mais quotidienne. Certains des brefs textes peuvent être lus comme un commentaire sur les angoisses de l’écrivain quant à son art, sa position dans la société, son insomnie, sa sensibilité. Tout cela dans le style qui lui est propre, sobre et parfois étrange, façonné en partie par sa vie à Prague ou les Allemands étaient minoritaires et leur idiome s’appauvrissait.
Les quarante fragments, entre vingt secondes et sept minutes, font preuve d’une écriture musicale poétique et intime, décrivant tout un monde en quelques sons. Éruption et tendresse se côtoient. Si Davies mélange d’autres genres à sa musique éclatante, celle de Kurtág fait appel à l’inconscient ainsi qu’à des citations plus discrètes : consonances suggestives, formes anciennes telles que le canon, musique de l’Europe de l’est.
La soprano Anna Prohaska, ancienne artiste de l’Académie du festival, est dans son élément, ayant enregistré l’œuvre pour le label arlésien harmonia mundi en 2022. Sa voix claire et ronde épouse les lignes vocales d’une grande plasticité. Elle semble jouer avec les genres lorsque le chant donne lieu à des éclaircies plus ouvertement lyriques que celui conçu par Davies. La violoniste Patricia Kopatchinskaja n’est pas en reste, assurant non seulement la partie instrumentale très virtuose et colorée mais aussi celle du partenaire de la soprano, jonglant entre les deux domaines avec le plus grand naturel.
Car la transformation du moi en altérité est aussi présente que dans la première partie de la soirée. Pourquoi Kafka s’exprime-t-il avec une voix de femme ? Voix et violon, a priori un seul corps, dialoguent, se rapprochent, se séparent. Par moments, la soprano imite les gestes de la violoniste, et celle-ci chante pendant que sa collègue copie les mouvements de sa bouche. À la fin, elles s’embrassent : « Wir krochen durch den Staub, ein Schlangenpaar. » (« Nous rampâmes dans la poussière, un couple de serpents. »)
La scène est toujours celle des Eight Songs, alors que la lumière dessine un lieu plus ouvert, investi par Anna Prohaska qui danse plus qu’elle ne marche, esquissant des situations différentes à travers ses allers-retours. Kosky s’en remet toujours à la musique, tout en la prolongeant dans l’espace. Bien que les fragments soient séparés les un des autres par des courts instants de noir, ils finissent par engendrer une forme continue, tel un folioscope dont les images se confondent dans le mouvement. De même, les huit Songs différents font davantage office de scènes d’une œuvre cohérente que de chansons indépendantes.
La conjonction des deux œuvres, dont l’une semble préparer le spectateur à l’autre et vice versa, est un grand succès pour les artistes et le Festival d’Aix.