Le Festival de Verbier fête ses vingt ans. A la clef, de nouvelles initiatives destinées à renforcer sa vocation d’académie pour jeunes ; mais le prestige n’est pas oublié. Ce soir-là, on affiche rien moins qu’un All-Star digne des soirées de gala du Metropolitan Opera. Quel luxe tout de même de déplacer Eva-Maria Westbroek pour les quelques (belles) phrases de Sieglinde dans le III de Walkyrie. Mais Netrebko pour les quelques minutes du I d’Otello, ce n’est pas rien non plus.
L’essentiel est que le gala ne l’emporte pas sur la qualité musicale. Dès les premiers accords d’Otello, on est rassuré sur ce point. Valery Gergiev a pris l’orchestre du Festival bien en main et en fait jaillir des étincelles. Investis au maximum de leurs capacités, ces jeunes musiciens ont décidé de cracher le feu, c’est saisissant, surtout dans les sortilèges insensés du début de l’opéra de Verdi. Les cuivres en particulier impressionnent par leur rectitude imperturbable. Gergiev semble avoir trouvé la pulsation cardiaque de l’œuvre, qui lui permet d’animer sans se hâter, de modeler sans peser. A juste titre, il traite les quatre solistes vocaux de ce premier acte comme des super-choristes, n’autorisant aucun à tirer la couverture à soi ni à surjouer son rôle. Les voix choisies pour les seconds rôles ne sont pas exceptionnelles. Le Iago d’Alexey Markov en revanche affiche une assurance et une projection remarquables. L’Otello d’Alexandr Antonenko est une force qui va. Le métal de la voix s’est encore affûté depuis les représentations parisiennes ; sans doute aussi se permet-il de donner davantage dans cet acte unique, sachant qu’il n’aura pas à assurer la suite. Le résultat est éblouissant. Superbe dans sa robe de soie abricot, Anna Netrebko impose dès ses premiers accents la Desdémone idéale – toute de féminité et de pudeur. Le timbre s’est chargé maintenant de couleurs plus brunes, sans perdre de son éclat ni de son rayonnement. La salle est suspendue à ses lèvres. Il semble bien parfois qu’elle chante un peu bas, mais le galbe vocal est impeccable. Le premier acte d’Otello passe comme un souffle. L’opéra, même en version de concert, semble, joué ainsi, un rêve éveillé.
L’Acte III de La Walkyrie offre d’autres défis, mais Gergiev les affronte avec des moyens tout aussi luxueux. En Sieglinde, Eva-Maria Westbroeck vient simplement donner une leçon de chant wagnérien à tout le monde : la voix est ample, colorée, liquide, sonore – c’est une Isolde jeune qu’on entend là, et je dois dire que la voix me semble mieux timbrée et mieux émise (plus lyrique) que Stemme elle-même. En Brünnhilde, Irene Theorin est bien, mais pas exceptionnelle. Elle sait gérer ses ressources, mais il lui manque un peu d’incarnation, un peu de la passion effrontée de la fille de Wotan. Les Walkyries sont inhabituellement remarquables : pas de point faible dans l’équipe, constituée d’artistes d’une grande maîtrise, et d’où émerge peut-être la Siegrune d’Ekaterina Sergeeva, voix de mezzo sonore et chaleureuse dont on reparlera sans doute. Gergiev est ici chez lui. Il est en cours d’enregistrement de son Ring à Saint-Pétersbourg. Il communique magiquement à l’orchestre le fluide wagnérien. Les flammes dansent et les leitmotive imposent leur pas. Pour ce Ring, Gergiev a choisi le Wotan de René Pape. Mais ce soir-là à Verbier, c’est Bryn Terfel – star aimée des festivaliers de Verbier – qui officie. Formidable artiste, immense chanteur, acteur hors-pair, est-ce un Wotan ? Sa voix, le temps passant, devient de plus en plus barytonale, perdant son creux de basse-baryton L’aigu est tranchant, presque métallique. La voix est claire, dépourvue de ces noirceurs qui font les grands Wotan, voyageurs revenus de tout. Il est presque juvénile. Qu’il assume cela avec l’énergie d’un jeune papa fougueux, très bien ; mais quant à nous faire croire au personnage, surtout en version de concert : Non. Il manque la stabilité, l’assise, la profondeur. Résultat, on n’y croit guère et on finit par se lasser de ces adieux fort bien chantés, mais point assez sentis. Tout cela reste vétilles de gourmet car enfin, bon, c’est quand même Terfel.
A ce programme gargantuesque (quand on y pense), le public a réservé une ovation fracassante.