Le retour d’Hamlet sur la scène de l’Opéra de Marseille après soixante quatre ans d’absence amène les mélomanes, ici comme partout où le titre est repris, à se demander pourquoi cette œuvre est si rarement affichée. A cet égard, l’analyse brève mais précise de Lionel Pons, dans le livret édité par Actes Sud, remet en lumière les subtilités d’une partition souvent décriée, dont la représentation confirme les mérites.
Le décor fixe de Vincent Lemaire prive des changements d’espace et de lieu qu’offraient par exemple les panneaux mobiles de Christian Fenouillat dans la production de Genève. Monumental et glauque, il représente une galerie du château d’Elseneur dont les fondations semblent envahies d’une lèpre indéfinissable. Des accessoires en évolution (d’abord tableau décroché, puis miroir, puis cadre vide) introduisent une animation et au-delà de leur fonction décorative participent à l’action, soit référence au passé récent (le portrait du feu roi) soit témoin adjuvant (le miroir où le coupable révélé contemple sa propre image), échappant ainsi au reproche de gratuité. Ce n’est pas vraiment le cas des lumières de Guido Levi, dont plusieurs fois le bien-fondé nous a échappé. Sans exiger un éclairage réaliste, la donnée temporelle qui structure le drame, à savoir l’apparition nocturne du spectre, déterminante pour Hamlet, et du même coup pour les personnages auxquels il est étroitement lié, ne se distingue guère d’autres séquences. Quant aux rampes de couleur rouge qui balisent le déplacement mural, étaient-elles censées être effrayantes ? Nous les avons trouvées hideuses. En situation en revanche les costumes de Katia Duflot, qui habille hommes et femmes en courtisans de l’époque de la création, habits sombres pour les premiers, robes colorées de coupe variée pour les secondes. Les souverains ont les attributs de leur fonction, épaulettes dorées pour lui, velours pourpre pour elle. Ophélie, son surcot d’un vert d’eau rapidement abandonné, porte une tunique blanche jusqu’à son apparition à l’acte III dans la robe de mariée, un peu chantilly pour notre goût. Quant à Hamlet, bien que vêtu sobrement, il exprime sa différence en n’adoptant pas le costume commun.
Sur ces données, Vincent Boussard construit une mise en scène qui par instants laisse rêveur – la scène entre Hamlet et Gertrude à l’acte III – mais dont on ne peut nier la cohérence et l’efficacité. Au prix de menues entorses au contexte dont il tire toutes les conséquences – la troupe des comédiens réduite à un seul personnage – il insuffle à certaines scènes une vigueur qui les rend d’autant plus saisissantes. A cet égard le traitement de la mascarade est une réussite ; si le parti pris est discutable dans la mesure où la situation n’est plus celle du livret, en revanche l’esprit de la scène est totalement respecté. Autre exemple, le traitement de la mort d’Ophélie ; dans le livret l’indécision est entière entre suicide et accident. En la faisant mourir dans sa baignoire Vincent Boussard semble avoir choisi de renoncer à cette ambiguïté. Et pourtant il n’en est rien : Ophélie disparaît entre les flancs polis et le rideau tombe. Oui, décidément, une grande mise en scène.
Sur le plateau, les satisfactions sont nombreuses et certaines d’autant plus vives qu’inattendues. Les chœurs semblent survoltés. La dernière apparition du spectre permet d’apprécier en direct la voix ferme de Patrick Bolleire, que l’amplification faisait jusque là résonner artificiellement. Christophe Berry est un Laerte convaincu et convaincant. Nicolas Cavallier donne à Claudius l’ambiguïté que requiert ce personnage avide qui joue la comédie du calme et ne parvient pas à repousser les souvenirs du forfait qui le destine à la damnation, et il a dans la voix les graves nécessaires. Marie-Ange Todorovitch, somptueuse vocalement en dépit de quelques graves appuyés, conçoit le personnage de Gertrude comme « une garce ». Ne partageant pas ce point de vue, nous avons trouvé la composition excessive, tant l’interprète, dans l’éclat de sa plastique épanouie, semble accentuer la sensualité de la femme au détriment de l’inquiétude de la mère. L’Ophélie de Patrizia Ciofi – une prise de rôle – démontre une nouvelle fois, au-delà de la virtuosité vocale qu’on lui connaît sa musicalité et son intelligence et du chant et du texte ; hormis quelques voyelles un peu défectueuses, diction et phrasé sont exemplaires. La scène de folie du quatrième acte lui vaut un triomphe bien mérité. A cette confirmation s’ajoute, pour nous, une révélation, celle de Franco Pomponi. Ce chanteur, dont ni le Don Giovanni ni l’ Escamillo ne nous avaient vraiment conquis, rafle la mise. La qualité de sa diction, la clarté de son français, la justesse d’expression, le dosage du lyrisme et de la retenue donnent à son Hamlet un impact et un charme dignes de Simon Keenlyside, à nos yeux un modèle.
Dans la fosse aussi, c’est un grand soir. Est-ce la présence des micros de France Musique ? Nader Abassi a obtenu de l’orchestre des finesses, une cohésion, un allant, une précision dans le dosage des effets, un contrôle des progressions sonores qui ont donné à cette exécution une qualité très particulière. On ne s’étonnera donc pas que le public ait longuement clamé son enthousiasme, apparemment partagé par des représentants du Ministère de la Culture. Faut-il voir dans cette présence l’amorce d’une évolution de l’Opéra de Marseille vers le statut d’Opéra National ? Sans nul doute, de telles soirées, les saisons conçues depuis l’arrivée de Renée Auphan, la diversification des titres, les choix défendus par Maurice Xiberras, l’affiche de la saison prochaine, constituent bien des arguments en faveur de ce changement. Surtout si l’on compare la vie lyrique de l’Opéra de Marseille avec celle de certaines maisons jouissant déjà du label, c’est-à-dire des subventions d’Etat, où l’opéra semble paradoxalement devenu le parent pauvre des programmations. A suivre !