Avec I Masnadieri, l’opéra de Zurich poursuit sa politique de mise en valeur de raretés verdiennes. Après notamment Le Corsaire et Luisa Miller 1, voici une nouvelle œuvre concluant un cycle de jeunesse particulièrement fécond. Adaptés des Brigands, la célèbre pièce de Schiller, ces Masnadieri ont été composés en 1847, l’année de Macbeth, afin d’honorer une commande émanant de la reine d’Angleterre. Verdi lui-même avait dirigé la première devant un parterre de choix et obtenu un succès énorme. On comprend mal pourquoi l’œuvre est à présent si peu souvent donnée sur les scènes internationales. Certes moins avant-gardiste que Macbeth, tout en perpétuant la tradition belcantiste, elle annonce cependant la tendance classique des opéras de maturité. Dès la première écoute, elle nous est immédiatement familière. Les airs témoignent d’un bel équilibre entre l’exaltation juvénile et le sens dramatique inné de Verdi. Certains raccourcis psychologiques et retournements laissent toutefois perplexes, en particulier la fin de l’ouvrage où l’héroïne, comprenant que son Carlo est définitivement lié par serment aux brigands, demande à ce qu’il la tue et se voit immédiatement exaucée. Comprenne qui pourra, mais les motivations restent tout de même dans l’ensemble plus claires que celles du Trouvère…
La production zurichoise confiée au Flamand Guy Joosten se veut résolument minimaliste. Le lever de rideau commence par « faire peur » : devant un pan de mur noir placé de biais émerge, sous une lumière blafarde, un lit où se vautre une prostituée dont les dessous de fausse drag queen du xviiie siècle augurent assez mal de la suite. Alors que le Corsaire et Luisa Miller avaient été « contemporanéisés » avec talent par Damiano Michieletto, on redoute la vulgarité de ce nouveau spectacle… Crainte de courte durée, car le kitsch apparemment outrancier s’assume et s’harmonise tandis que la mise en scène se révèle rapidement non seulement efficace mais pleine de trouvailles. La prostituée était là, notamment, pour nous rappeler que notre héros brigand, Carlo, fils du comte de Moor, a mené une vie dissolue, élément développé dans la pièce de Schiller mais édulcoré dans le livret… L’espace scénique reste simple, mais joue intelligemment des contrastes entre l’univers des brigands et celui du château du comte de Moor par des effets de miroir. Costumes, accessoires et ambiances rappellent incessamment l’univers visuel empreint de cruauté du Barry Lyndon de Kubrick de façon globalement probante. L’utilisation d’une galerie de portraits de famille peints à la façon de grands maîtres anglais et d’artistes étrangers devenus gloires du pays (Holbein, par exemple) permet de mettre en abyme cette pièce allemande composée par un Italien pour un public anglais et, en titillant l’imaginaire du spectateur, de pointer des rapports familiaux tendus et complexes. La mise en scène ainsi conceptualisée convainc ou pas, mais se défend.
L’interprétation est de très haut niveau, emmenée par un Thomas Hampson parfait en vrai méchant que rien ne rachète. Au sommet de certains moyens vocaux qui allient pureté du son, tenue de note sans soupçon de perte d’équilibre, graves amples et sensuels et prononciation filée mais parfaitement audible, le chanteur se montre également comédien virtuose : il incarne la fatuité avec un naturel confondant, fait frémir jusqu’aux athées quand il blasphème et donne constamment l’impression de vivre profondément son personnage, avec pour acmé une vibrante scène de folie. Pourquoi aucun metteur en scène n’a-t-il déjà fait un film dont il serait la star ?
Isabel Rey est moins convaincante en Amalia. Que lui reprocher vocalement ? Sans doute pas grand chose, excepté un je-ne-sais-quoi d’étriqué dans le timbre et un vibrato extrêmement gênant qui nuit à l’épanouissement de la cantilène verdienne. Cela dit, toute réserve s’efface dès qu’elle chante avec un ou plusieurs partenaires masculins. Carlo Colombara est un père verdien rêvé. Les graves résonnent longuement et véhiculent à la fois force, tendresse et nostalgie. Les aigus sont un peu étranglés mais l’ambitus reste remarquable avec, encore une fois, des graves qui ne tremblent jamais, y compris lorsque la colère les rend plus sombres. Comme toujours chez Verdi, l’émotion est portée à son comble dans les scènes réunissant le père et la fille (elle est orpheline et officiellement nièce du comte de Moor, mais s’adresse à lui en l’appelant « père »). Dans le rôle du fils dévoyé écarté par son frère, Fabio Sartori impressionne par une puissance et une aisance sans faille mais son interprétation laisse peu de place aux nuances qui auraient permis d’appréhender la personnalité complexe et subtile du héros tourmenté qu’il incarne. Dans le rôle du pasteur Moser, Pavel Daniluk éblouit par sa sobriété suivie d’une montée en puissance inattendue. Son duel oratoire avec Francesco/Hampson visse l’auditeur à son fauteuil, jusqu’au fracassant « Un Dieu pourra t’absoudre, moi, jamais ! » L’excellente surprise de cette distribution réside dans le choix du jeune Benjamin Bernheim en Arminio. Le timbre du ténor intrigue et séduit immédiatement et la technique est déjà tout à fait éprouvée. Quant aux qualités expressives, elles sont épatantes. Peut-être n’est-il pas encore capable d’assumer le rôle-titre, mais on se prend à rêver…
Dans la fosse, Adam Fischer se révèle un superbe révélateur des inflexions verdiennes : puissance, beauté élégiaque, élan et tension dramatique. L’orchestre est à l’unisson et ne concurrence jamais à la déloyale les voix elles-mêmes en équilibre avec le volume général. Au final, une bien belle soirée et des voleurs qu’on a envie de retrouver au plus vite.
1. cf. nos comptes-rendus : Il Corsaro et Luisa Miller