Le rendez-vous annuel de Cecilia Bartoli avec le public du Palais des Beaux-Arts de Bruxelles relève à la fois de l’événement, musical autant que mondain, et du rituel. Les applaudissements qui saluent l’entrée de la diva trahissent les amateurs non avertis, prompts à prendre les coups de tonnerre qui l’ont précédée pour les roulements de tambour qui, au cirque, annoncent clowns ou acrobates. En réalité, il ne s’agissait que de l’introduction de l’aria di furore d’Armida (Rinaldo), jouée par le percussionniste de La Scintilla, qui la reprend dès que Bartoli a fini de saluer. C’est une vraie gageure que de se renouveler dans la continuité et la mezzo romaine y parvient une fois encore, nous offrant le double plaisir de la reconnaissance et de la surprise.
Il faut du cran pour se lancer, à froid, dans « Furie terribili », mais le risque est calculé et l’interprétation, éblouissante. On a tout dit de la voix – longue, souple, brillante, pas vraiment large, mais sonore jusque dans l’aigu où, même dans le pianissimo, elle ne détimbre jamais – et de l’art de Bartoli, au point qu’il est désormais inutile de prêcher aux convaincus comme d’ailleurs aux irréductibles. Certains choix étonnent, comme cette aria di paragone extraite de Lotario, « Scherza in mar la navicella », moins inspirée que les pages justement célèbres d’Alcina, Rinaldo ou Giulio Cesare, mais elle met d’autant mieux en valeur la savante gradation des effets et l’imagination de l’interprète. La Romaine aime à suivre du regard ses partenaires (les cuivres dans Amadigi), quand elle ne les encourage pas, et se plaît aussi à rivaliser d’adresse avec la flûte (Teseo), volubile, mais qu’elle domine aisément: avec une chanteuse au souffle quasi inépuisable, le duel n’est pas moins sportif que musical ! Si les timbres des instruments d’époque s’accordent à merveille avec celui de la chanteuse, on n’en prend vraiment la mesure qu’en live,comme ce soir avec le hautbois, tendre et moelleux, de Pier Luigi Fabretti dans la plainted’Alcina, « Ah mio cor ! » Le Da Capo s’ouvre sur un son inouï, d’une infinie mélancolie qui nous vrille l’âme, suivi d’accents éperdus, et nous basculons dans un autre monde… La catharsis était-elle trop puissante ? A moins que ce ne soit la chaleur, mais la coïncidence est en tout cas troublante : alors que Cecilia Bartoli se retire, le visage encore empreint de gravité, une spectatrice du parterre fait un malaise et doit quitter la salle. Difficile de ne pas songer aux évanouissements et aux réactions nerveuses que suscitait le chant des divi aux siècles passés.
La cantatrice est rejointe en seconde partie par le contre-ténor Franco Fagioli qui, sauf erreur, se produit pour la première fois à Bruxelles. Son émission appuyée et sa couleur très particulière ne feront pas l’unanimité, mais force est de reconnaître que l’Argentin a une tout carrure qu’Andreas Scholl, qui donnait la réplique à Bartoli à Pleyel et devrait la retrouver pour l’enregistrement de Giulio Cesare. Ce Jules crâneur a pour lui des graves fournis, un médium sonore et des aigus spectaculaires (« Al lampo dell’armi »), qu’il exhibe à l’envi ; en outre, si la vocalise est mécanique et le style rudimentaire, il ne manque pas d’abattage. En revanche, il a toutes les peines de monde à alléger et à phraser dans le cantabile (« Aure, per pietà ») et force un peu sur la grimace dans « Va tacito e nascosto », où, du reste, il ne peut guère compter sur le corniste, erratique et totalement dépassé. Voluptueuse (« V’adoro, pupille »), touchante (« Se pietà »), hédoniste et joueuse (« Da tempeste »), la Cléopâtre de Bartoli éclipse son partenaire, idéal faire-valoir, qui existe assez pour échapper au ridicule, mais sans avoir la moindre chance de lui porter ombrage.
Un seul duo pour sceller leur rencontre (« Caro ! Bella ! »): voilà qui est un peu chiche, semblent se dire Bartoli et son Jules. Le temps d’un bis, ils prennent donc les traits de Rinaldo et Almirena (« Scherzano sul tuo volto ») et nous régalent de leur dialogue enamouré. A nouveau lâché par le cor (« Va tacito e nascosto »), Fagioli abrège ses souffrances (et les nôtres) en optant pour une cadence a cappella où il gravit puis dévale à gorge déployée son ambitus et poitrine outrageusement, démonstration racoleuse, certes, mais payante. Cecilia sort aussi le grand jeu : arborant un air de défi, elle toise le public et entame « Son qual nave che agitata », soutenant puis enflant la note tout en pivotant sur elle-même pour faire face à la cinquantaine d’auditeurs installés sur le podium. A l’image de Farinelli, elle demeure sans égal dans ces numéros de haute voltige qui nous valent d’agréables frissons. Bien qu’ils aient l’habitude de travailler avec la star (elle leur distribue d’ailleurs de nombreux sourires complices), les musiciens de la Scintilla ont un peu de mal à la suivre et se montrent nettement moins éloquents que dans les très belles suites de Porpora. Qu’importe, Cecilia Bartoli triomphe sans partage, à l’issue comme au début du concert.