Alors que Charpentier demeure le compositeur « baroque » français le plus enregistré, son unique tragédie lyrique reste largement ignorée par les producteurs et ne connaît que trop rarement les honneurs de la scène. Rejetée par les puristes et boudée par une frange significative du public lors de sa création en 1693, Médée fut pourtant aussi reconnue à sa juste valeur par Le Mercure Galant et louée par les auditeurs étrangers. Elle ne fut toutefois reprise qu’une fois à Lille, en 1700, Campra lui empruntant quelques pages quatre ans plus tard pour son opéra pastiche Télémaque ou les Fragments des Modernes, avant de sombrer dans un oubli pluriséculaire dont Jean-Claude Malgoire, le temps d’un concert radiophonique (1976), puis Michel Corboz et surtout William Christie (1984) la tireront avec plus ou moins de bonheur.
Emmanuelle Haïm tenait le clavecin dans le continuo lorsque les Arts florissants remirent l’ouvrage sur le métier et le gravèrent une seconde fois en 1994. Elle l’aime et le comprend assez pour opérer aujourd’hui avec soin quelques coupures qui préservent sa cohérence organique, mais aussi pour vivifier et fluidifier son prologue obligé ainsi que ses trois premiers actes relativement lents sur le plan dramatique tout en exaltant les beautés dont il regorge. S’il respecte la structure de la tragédie lyrique codifiée par Lully, Charpentier l’aborde surtout avec son langage propre. On ne peut qu’admirer la souplesse mélodique de ses airs, héritage de ses années romaines, et la richesse de l’harmonie, épicée de chromatismes et de dissonances forcément extravagantes aux oreilles des lullystes trop longtemps contraints à la sobriété en la matière, sinon à la diète, et au demeurant choqués par l’insertion de deux numéros en italien (divertissement du deuxième acte). On admire peut-être plus encore le rôle prééminent de l’orchestre qui, pour reprendre la formule d’Emmanuelle Haïm, « prend la parole ». John S. Powell ne craint pas d’affirmer que par l’attention qu’il porte aux couleurs, aux tempi et à la dynamique, Charpentier signe un guide de l’orchestration au XVIIe ! Sébastien de Brossard considérait déjà Médée comme « celui des opéras sans exception dans lequel on peut apprendre [le] plus de choses essentielles à la bonne composition ». A l’instar des Folies Françoises, du Poème Harmonique ou du nouvel ensemble de Skip Sempé Capriccio Stravagante – Les 24 Violons, le Concert d’Astrée intègre justement en ses rangs les cinq familles de violons (dessus, hautes-contre, quintes, tailles et basses) pour nous donner à entendre le son du Grand Siècle. Si sa performance rend souvent justice à une partition luxuriante, il faut également saluer le remarquable travail du Chœur d’Astrée d’où se détachent le temps d’une réplique quelques belles individualités.
Distribuer l’écrasant rôle-titre n’est pas une mince affaire. « Pour ce personnage, explique Emmanuelle Haïm, il y a une grande difficulté : il faut arriver à se contenir. Il y a tellement de moments de rage, de colère, de furie, de folie même, avec une tessiture extrêmement tendue. Cette omniprésence du personnage oblige à aller jusqu’au bout du rôle. Il y a bien sûr une tentation permanente de céder à l’expressionnisme. » Toutefois, n’allons pas trop vite pour conclure que si Michèle Losier n’habite pas totalement son rôle, c’est parce qu’elle est bridée par la chef. Finaliste du Concours Reine Elisabeth en 2008, la mezzo-soprano affichait déjà une musicalité raffinée, mais aussi une sophistication qui trouvait davantage à s’épanouir dans la mélodie et le lied. L’instrument a mûri et son Prince Charmant (Opéra Comique), sa Dorabella (Théâtre des Champs-Elysées) ont séduit les Parisiens, cependant, Médée exige de toutes autres ressources ainsi qu’une diction exemplaire que ne possède pas (encore) la Canadienne. A sa décharge, il faut bien admettre que le plateau est livré à lui-même. Fort de son métier, Laurent Naouri (Créon) n’a nul besoin des lumières d’un metteur en scène pour composer un monarque retors et fanfaron, certes vieillissant, mais toujours sonore et crédible.
A mille lieues de la « bécasse intéressée » qu’épingle le programme de salle, la Créüse de Sophie Kärthauser revêt une densité inattendue et nous touche d’emblée par sa gravité. Tourmentée par son père, dont elle devient la complice malgré elle, comme par l’implacable magicienne, elle ne trouve qu’un répit fugace dans les bras du plus futile des amants et peine à s’attendrir vraiment. Heureusement pour lui, Anders Dahlin ne doit pas conquérir la Toison d’Or, Thomas Corneille se concentrant sur l’épisode corinthien de la légende de Médée. Affligé d’une voix étriquée et trop uniment suave, la frêle haute-contre campe un héros de boudoir, auquel ne manquent guère que les mouches et le fard. L’Oronte de Stéphane Degout, à n’en pas douter, ne ferait qu’une bouchée de ce damoiseau. La noblesse du personnage, le seul qui puisse nous réconcilier avec l’humanité, appelle cette virilité impérieuse et impériale. Le baryton nous livre une splendide leçon de chant et de déclamation, démontrant une intelligence aiguë du style et de la rhétorique de la tragédie lyrique.
Pierre Audi a choisi de confier la scénographie de cette nouvelle production au plasticien allemand Jonathan Meese, fausse bonne idée sur laquelle il serait vain, sinon cruel de s’étendre. Le mythe antique n’intéresse guère ce dernier et il ne s’en cache pas : « Pour moi, la Médée future est beaucoup plus importante que celle qui est déjà résoluée et développée. » Quel regard porte-t-il sur la tragédie de Charpentier et Corneille ? « Ce que je suis en train de faire est un opéra pour le futur. » Piégé dans le présent, nous sommes incapable de saisir ces collages géants de bouches, de nez et d’yeux appartenant à Claudia Schiffer et à Scarlett Johansson, dont Jonathan Meese se contente de revendiquer le caractère érotique. C’est sans doute le sort du commun des mortels sous la dictature de l’art que prône « l’enfant terrible et charimastique » de la peinture allemande… Quoi qu’il en soit, il suffit parfois d’un peu d’astuce, d’imagination pour que la tragédie jaillisse des notes et nous savons gré au Théâtre des Champs-Elysées d’avoir programmé ce chef-d’œuvre injustement négligé.
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Au Théâtre des Champs Elysées jusqu’au 21 octobre
A l’Opéra de Lille du 6 au 15 novembre 2012