Love and other demons est le cinquième opéra de Peter Eötvös dont les précédents ouvrages bénéficient de reprises (comme Lady Sarashina à Paris) voire de nouvelles productions comme Le Balcon à Bordeaux et Fribourg, ce qui n’est pas chose fréquente pour des ouvrages contemporains.
Love and other demons a été créé au Festival de Glyndebourne en 2008 sous la direction de Vladimir Jurowski mais pour cette reprise, et création en France, c’est Peter Eötvös lui-même qui tenait la baguette. Même si cela n’est, en général, pas forcément gage de réussite (pensons à Stravinsky dirigeant ses propres œuvres de manière pas toujours bien convaincante), il faut ici admirer la battue très précise et attentive aux chanteurs, ainsi que l’instinct dramatique du chef/compositeur.
L’œuvre rutile d’autant plus que l’Orchestre Philharmonique de Strasbourg brille de mille feux dans une partition exigeante et séduisante en bien des aspects. On retiendra notamment une superbe écriture des timbales tout en glissandos à la fin de l’ouvrage qui semble renvoyer aux sons de cloches également en glissandos qui parcouraient l’acte I.
Assez concis et ramassé, l’opéra dispose d’un beau rythme dramatique et d’un découpage «classique» dans le sens où le livret affiche assez nettement airs, duos et ensembles, tel un opéra du XIXe siècle. Se déroulant en Colombie au XVIIIe siècle, l’action évoque le destin d’une jeune fille, Sierva Maria de Todos Los Angeles, qui, mordue par un chien enragé lors d’une éclipse de soleil, se retrouve possédée. Enfermée dans un couvent, elle suscite l’attirance, puis finalement la passion du père Delaura. La scène de l’exorcisme (qui renvoie à une cérémonie aux rites vaudous au premier acte) ne fait que conduire à la mort la jeune fille. Cette trame, très opératique, se déroule sur un remarquable livret de Kornél Hamvai tiré du roman éponyme de Gabriel Garcia Márquez.
Si sujet et découpage se placent donc délibérément dans la tradition de l’opéra (on ne peut pas s’empêcher de penser à L’Ange de Feu de Prokofiev), le discours musical est, bien entendu, des plus modernes, mais sans agressivité, l’orchestration favorisant même une certaine douceur et fluidité des sonorités. Tout au service du drame qui se noue, la musique forme avec l’action un tout remarquable, fruit de l’expérience d’Eötvös compositeur d’opéras. Par ailleurs, le tissu orchestral enveloppe les voix d’une manière très harmonieuse. Les scènes entre Servia Maria et Delaura sont ainsi superbes, tout comme la scène de l’exorcisme, très impressionnante. Plus discutables par contre nous sont apparues les scènes avec Martina Laborde, une ancienne religieuse enchaînée dans la couvent pour avoir commis un crime. Le discours musical se fait alors plus caricatural et bien moins convaincant.
Nous regrettons également l’utilisation de l’anglais comme langue chantée (avec quelques bribes d’espagnol, de latin ou de yoruba – langue d’origine africaine) pour un sujet se déroulant en Amérique du sud. Eötvös justifie ce choix par le fait qu’il ne connaît pas assez l’espagnol. C’est fort dommage car cela enlève de la crédibilité à l’ouvrage. Espérons qu’un jour il maîtrise cette langue à la si belle et si particulière musicalité au point d’en réviser son ouvrage, comme Strauss le fit pour sa Salome en français par exemple ! L’opéra en gagnerait non pas seulement en couleur locale, mais en moiteur dirions-nous. Peut-être aussi gagnerait-il en émotion, car si l’on est séduit par la partition et emporté par l’action, nous devons confesser, fort subjectivement il est vrai, que l’on a eu peine à être ému…
L’écriture vocale se place, là encore, dans la tradition opératique, et l’on peut même entendre dans le personnage de Sierva Maria des échos de Lulu (ou d’Ariel dans The Tempest de Thomas Adès) avec beaucoup (trop peut-être) de vocalises pyrotechniques de la soprano, évoquant ici la possession de la jeune fille. Impeccablement réalisées, elles souffrent cependant du timbre un peu dur d’Allison Bell qui se montre par ailleurs totalement investie dans son personnage.
Très séduisant par contre le beau baryton de Miljenko Turk en Père Delaura. Il réussit à rendre très attachante et pathétique la figure de cet homme d’Eglise possédé à son tour par Sierva Maria. Les ténors Robert Brubaker en Don Ygnacio (père de Sierva Maria) et André Riemer en Abrenuncio font merveille tout comme la nounou de Sierva Maria, Dominga de Adviento, très joliement chantée par Jovita Vaskeviciute.
Même constat pour le formidable évêque Don Toribio de Sorin Draniceanu, belle voix de basse et grande présence scénique. La scène de l’exorcisme lui doit beaucoup. Du côté du couvent, Susan Buckley en Josefa Miranda et Laima Jonutyte en Marina Laborde sont également parfaites.
Belle prestation des chœurs de l’Opéra du Rhin, notamment lorsqu’ils accompagnent le superbe monologue de Servia Maria au début du deuxième acte.
Nous avons été moins séduit par la mise en scène de Silviu Purcarete dont le foisonnement d’images parasite la perception de la musique, déjà fort riche. La multitude de projections (qui nous sont parfois apparues absconses) et d’éclairages changeants finissent par lasser. C’est comme si le metteur en scène n’avait pas assez fait confiance à la partition et avait voulu accumuler les éléments scéniques pour ne pas ennuyer le spectateur. Le dénuement que l’on pourrait attendre des scènes au couvent est ainsi totalement absent du fait de cette surcharge scénique. Le décor est en outre peu séduisant et on a peine à comprendre ce qu’il représente… Sorte d’intérieur passe-partout, avec une statue sans tête au fond (?), il n’a rien de religieux et à aucun moment il n’évoque la sobriété et l’intimité d’un couvent. Il faut par contre reconnaître une belle direction d’acteurs ce qui rend l’action très vivante.
Prochaine représentation à la Filature de Mulhouse, le 9 octobre à 20 h. sous la direction de Ralf Sochaczewsky (www.operanationaldurhin.eu)