Né le le 20 juillet 1872 à Saint-Félix-Lauragais, Marie-Joseph-Alexandre Déodat de Séverac fut l’élève de Vincent d’Indy et d’Albéric Magnard, et plus tard l’assistant d’Isaac Albéniz (il acheva son Navarra après la mort du musicien espagnol). Il fréquente les milieux culturels de son temps (Picasso réalise son portrait) mais il était fier de ses origines occitanes. Compositeur relativement prolixe, il écrira régulièrement sur des vers en catalan. Dans le genre lyrique, on lui doit deux opéras, Le Cœur du moulin (Favart, 1909) et le spectaculaire Héliogabale (Arènes de Béziers, 1910) au succès relatif et dont la production semble avoir été aussi grandiose que financièrement catastrophique. Le Roi Pinard Ier date de 1919. Son livret est dû aux plumes conjointes d’Albert Bausil (gloire culturelle des Pyrénées-Orientales) et de Déodat de Séverac. Toutefois, l’écriture de la musique remonte, au moins partiellement, à 1906. Elle fut d’abord été écrite pour l’opérette (non publiée, perdue et probablement inachevée) Les Princesses d’Hokifari (ou La Princesse d’Okifari, ou Les Princesses, ou encore L’amour à Hokifari !). Le livret était signé Louis Lointier, mais peut-être s’agit-il du poète Joseph Lointier auquel Séverac avait dédié sa Sérénade au Clair de Lune. A l’époque, le compositeur signait du reste Jean Moulin. La musique de cette première tentative fut donc réutilisée pour le nouvel opus. Malheureusement, il semblerait que Séverac ait oublié sa partition dans un train ! Soit par manque d’intérêt, soit parce que les horreurs de la guerre avaient dissipé son goût pour la comédie, ou soit encore par manque de temps (il meurt deux ans plus tard, le 24 mars 1921 à seulement 48 ans), il ne cherchera pas à la reconstituer, tout en gardant une activité intense d’écriture : mélodies, piano, musique de chambre, pièces symphoniques, parfois inachevés ou perdus, se succèdent jusqu’a sa mort, et il ne s’attaque plus au répertoire lyrique.
Françoise Tillard s’est attelée à reconstituer partiellement l’ouvrage à partir des rares fragments et documents subsistant, corrigeant certaines erreurs. Sa version, plus exactement intitulée Autour du Roi Pinard Ier, roi de Clos-Vougi, restitue une heure de musique. Elle a été créée à Paris, à l’Espace Ararat, le 7 avril 2019, grâce à l’association Parole et Musique. L’ouvrage a été donné à nouveau à Paris en 2022 et entre temps au Festival Séverac de Saint-Félix du Lauragais en 2021. Le grand succès de cette découverte justifiait cette nouvelle reprise, et les quelques 150 places de l’Auditorium Darius Milhaud était quasiment toutes occupées en ce dimanche après-midi, Black Friday ou pas.
L’intrigue est assez convenue. Le Roi Pinard, qui règne sur l’île de Clos-Vougi, a perdu sa fille, Blanche-Rose, il y a des années, alors qu’elle n’était qu’un bébé. Il n’en semble pas particulièrement affecté, le bon vin (et les mauvais calembours) suffisant à son bonheur. Sa fille ainée, la Princesse Névrozita, est (comme son nom l’indique) un brin hystérique. Elle voudrait se trouver un époux (duo avec Florilège, airiette « J’ai mes nerfs », suite du duo). Parallèlement, comme « marraine de guerre », elle a entamé une correspondance avec un soldat parti au front, qu’elle n’a jamais rencontré : il s’agit de l’aviateur Bleuet (nous sommes au sortir de la première guerre mondiale : Séverac était lui-même un ancien combattant de 14-18). La reine a une charmante demoiselle d’honneur, Florilège, amie de Névrozita… et qui pourrait avoir l’âge de l’enfant disparu. Elle aussi a entamé une correspondance avec un soldat, le footballeur Coq-Tel, qu’elle ne connait pas davantage. Le ministre du roi, Kompétence, vient expliquer au monarque que celui-ci a besoin d’un gendre : il a en conséquence organisé la visite de deux prétendants issus des deux familles royales voisines. Le fils du roi de la Côte-Rotie (il s’agira du prince Bleuet) et celui du roi de la Côte d’Azur (le prince Coq-Tel) seront présents le lendemain. Satisfait de son ministre, Pinard lui promet d’augmenter sa rente viagère et lui demande d’organiser le programme des festivités. L’acte premier se termine par un final enlevé, « Dans les États de Clos-Vougi » (1). L’acte II s’ouvre par un long et charmant prélude, d’abord un peu nostalgique, puis plus enjoué. Les deux jeunes femmes attendent le début de la fête. Florilège chante un air un peu mélancolique puis un duo avec Névrozita où elles en appellent à la déesse de l’amour pour le choix de leurs époux. La guerre est finie. Pour que la fête soit complète, le roi a invité une célèbre couturière, Mademoiselle Chiffon, qui vient d’arriver de Paris en dirigeable. Les princes reviennent du front incognito et rencontrent leurs marraines : ils en tombent instantanément amoureux, et ces passions sont partagées. Toutefois, Coq-Tel accepte de courtiser lui aussi Névrozita pour flouer Kompétence (on ne sait pas pourquoi). De son côté, le roi tombe sous le charme de Mlle Chiffon : il lui offre à boire et abreuve toute la cour de grands vins (les auteurs auraient pu penser à mentionner le respect… de l’étiquette !). Un brin éméché, il conte de manière drolatique la création de la ville de Paris par le berger Pâris. On apprend que Kompétence a condamné Florilège au pal pour la punir de son insolence (laquelle ?). Coq-Tel vante sa lignée sportive dans des couplets humoristiques. Puis c’est au tour de Bleuet. Les deux prétendants font semblant de se quereller. Restés seuls, Bleuet et Névrozita chantent un duo d’amour. Bleuet et Coq-Tel continuent de feindre se disputer le cœur de Névrozita. Acte III : Florilège a échappé au pal grâce à Coq-Tel qui a embrouillé le bourreau (pas plus de précisions). Le roi (chanté cette fois par le baryton) continue à courtiser la modiste qui ne s’en laisse pas conter. Tandis que Névrozita cueille des fleurs et chante une délicate romance, Coq-Tel l’observe à la dérobée. Elle retrouve Bleuet sous la charmille (duo). Entre temps, Florilège a disparu. Bleuet et Coq-Tel dévoilent alors au roi la responsabilité de Kompétence dans la disparition de Blanche-Rose autrefois. Le ministre avait enlevé la fille du roi pour la confier à des gitans (la motivation semble se limiter à une jalousie envers le bonheur du souverain) : la fille perdue du roi et Florilège ne sont qu’une seule et même personne. Comment le savent-ils ? Mystère. Florilège est heureusement retrouvée. Deux gendarmes viennent arrêter Kompétence : le ministre félon est condamné à devenir sous-chef des eunuques. Les couples sont reconstitués et les mariages annoncés pour le lendemain (reprise du finale de l’acte I).
Motivations, péripéties, dénouement… tout laisse un peu à désirer dans le livret : comme on le voit, on est loin de la « pièce bien faite » chère à Scribe. Par ailleurs, on ne trouve ici aucune satire politique ou sociale, à l’inverse des opéras-bouffes d’Offenbach. Dans le domaine de la pure loufoquerie, les ouvrages d’Hervé sont également autrement fantaisistes. Enfin, si le livret est assez démarqué de celui de L’Étoile de Chabrier, il n’en a aucunement la drôlerie, et il en va de même de la musique. Les couplets comprennent quelques calembours désolants : « Quel chenapan ! Pan pan ! », « Je suis le roi – ouah – ouah », « Je le dis sans anis, sans animaux, sans animosité » (ce dernier, c’est le meilleur). Tout cela manque un peu d’esprit. Bref, la « farce lyrique » espérée tombe un peu à plat. D’autant que la musique est plutôt charmante et nostalgique, un peu entre Gabriel Fauré et Reynaldo Hahn, voire avec un soupçon de Claude Debussy, mais sans airs vraiment mémorables. On évitera toutefois de classer trop vite le style du fantasque languedocien qui disait de lui-même, à l’époque de la composition de sa monumentale fresque tragique Héliogabale : « Je ne sais pourquoi on a essayé de me cataloguer parmi tels ou tels groupes de musiciens, telle ou telle école. (…) Bien que j’aie la réputation de posséder un caractère conciliant, je n’écoute personne, ni aucune théorie : je suis ma fantaisie sans m’occuper de plaire ou de déplaire. Je fais la musique qui me plaît, tant pis pour moi si je me trompe ». Déodat de Séverac semble en tout cas avoir été bien davantage à son aise dans la mélodie de chambre que dans la pure fantaisie. On passe néanmoins un très bel après-midi à la découverte d’une musique de qualité, plus impressionniste que bouffonne, d’où émergent aussi quelques très belles pages poétiques, notamment les duos.
La distribution réunit d’excellents professionnels du chant. Ceux-ci se partagent les nombreux rôles de l’ouvrage. Le spectacle commence par une présentation des solistes et des rôles incarnés, différents accessoires permettant d’identifier les divers personnages interprétés pas un même artiste. Christophe Poncet de Solages incarne les rôles du Roi Pinard Ier (qui a ici peu à chanter), d’un gendarme et surtout de l’aviateur Bleuet à qui Séverac offre de belles envolées lyriques. Le ténor dispose d’une voix bien projetée, au timbre chaleureux, d’une prononciation impeccable et d’une vis comica sans excès, avec un aigu percutant (si bémol dès son entrée en roi Pinard). Signalons que l’on peut entendre ce chanteur en ce moment dans un spectacle Offenbach au Théâtre de Passy. Cécile Achille est Névrozita, un rôle aigu, assez colorature, où elle est vocalement impeccable. Le texte n’est pas toujours très clair, du fait d’une écriture un peu tendue, mais la chanteuse est attachante par son espièglerie : il est dommage que l’on n’entende pas davantage celle-ci sur nos scènes. La voix sombre du baryton Paul-Alexandre Dubois impressionne par sa puissance et sa versatilité (il incarne Pinard Ier ou une dame d’honneur en voix mixte dans les ensembles où Poncet de Soulages chante Bleuet). Sa composition est amusante, sans histrionisme. On connaissait plutôt Françoise Masset pour ses interprétations dans le répertoire baroque, mais ce serait oublier l’éclectisme de cette artiste qui s’est également illustrée dans la musique contemporaine ou la romance du XIXe siècle. Dans une partition résiduelle qui lui donne assez peu à chanter, on appréciera une diction exceptionnelle et une interprétation fine, teintée d’un brin de nostalgie. Sans faiblir, Françoise Tillard accompagne sa troupe au piano avec chaleur, défendant corps et âme cette utile résurrection qui remporte un beau succès. Le court duo des gendarmes est repris en bis pour le plus grand bonheur de la salle.
Prochain rendez-vous avec Parole et Musique en 2025 pour Le Peintre Norten, sur des lieder d’Hugo Wolf.
(1) Par un hasard étonnant, ce finale rappelle (lointainement) le thème des cloches de L'Ombre, ouvrage donné par la même compagnie en juin dernier.