Quelle soirée ! Cecilia Bartoli est décidément en grande forme et parvient à se renouveler, de récital en récital, tout en maintenant une constance dans la qualité du spectacle. Après les morceaux de bravoure et autres roucoulades de castrats diversement appréciées, la diva joue ce soir sur un registre plus intérieur.
C’est l’orchestre de chambre de Bâle, dirigé par Julia Schröder, qui introduit le show. Le chef, également au violon, dirige de son buste une formation en tous points remarquable. Les attaques sont vigoureuses, on jouit d’un bel équilibre, l’ensemble est léger tout en ayant du corps et du moelleux. La barre est placée très haut. Arrive alors Cecilia Bartoli, accueillie par une machine à vent et des cymbales, dans une mise en scène soignée et un certain sens de l’autodérision. Drapée dans une robe noire moulante, la diva ne porte que des pendants d’oreille, un bracelet et une énorme bague en brillants. Robe et bijoux étincelants, mais fondus dans la masse de l’orchestre où les drapés dominent, certainement pas par hasard. Et c’est ce qui marque la soirée : la Bartoli est un instrument fondu dans l’orchestre, soliste par moment, en duo à d’autres, dans une harmonie d’ensemble consommée, le tout au service de la musique et de Haendel. Le choix des œuvres témoigne d’une originalité et d’une cohérence remarquables.
Le « Furie terribili », qui ouvre le récital est donné avec des aigus et une tenue de souffle exceptionnels. Une fureur froide, mesurée, calme comme une onde au débit peu visible mais réel. Telle est l’interprétation d’une Bartoli qui chante quasiment sotto voce mais dont le son porte remarquablement. C’est du moins ce qui s’entend dans les quinze premiers rangs. Apparemment, le chant se perd un peu dans la salle immense de Baden-Baden, selon des témoins placés dans le fond et du coup moins enthousiastes. Les nuances et les jeux de contrastes subtils de l’interprète n’en impressionnent pas moins. Entre abandon sublime (« Se pieta » ) et retenue débordante comme une fonte des neiges où le dégel finit par tout emporter, les effets de pyrotechnie mettent le feu au lac. Tout cela tient du prodige, d’autant mieux que tout paraît parfaitement naturel pour ne pas dire facile. Du très grand art.
Au cours de la seconde partie, la Bartoli joue à fond le jeu de la diva avec une robe qui évoque immanquablement le personnage de Daphné dont elle chante l’air de la cantate Apollo e Dafne. Une Daphné telle que pourrait la représenter Théodore Chassériau, le bas du corps enraciné dans le sol. Les effets ne sont décidément jamais gratuits chez la belle italienne. Lorsqu’elle incarne des personnages royaux, la majesté qui émane d’elle en impose : noblesse des sentiments, émotion rentrée mais expressivité maximale. L’économie de moyens dans la gestuelle évoque immanquablement Maria Callas. On ne saurait lui faire un plus beau compliment
Le récital une fois terminé, elle trouve encore l’énergie d’offrir une série de rappels, avec notamment un « Lascia la spina » chanté quasi en apesanteur. Dernier cadeau, à se pâmer : le « Son qual nave » où elle maintient l’une des notes en apnée, à faire chavirer les plus réticents. La salle finit debout dans une longue ovation bien méritée. On sort épuisé, heureux, en eau et en feu, avec la certitude d’avoir vécu quelque chose d’unique et d’impossible.