La reprise au Festival d’Aix-en-Provence du Pelléas et Mélisande applaudi, y compris dans ces colonnes, en 2016, est moins convaincante que l’original et la vision que nous propose à nouveau Katie Mitchell aujourd’hui semble avoir pris quelques rides. Elle le dit elle-même : « la perspective féministe que j’ai choisie [en 2016] pour cette production était alors sans précédent : je suis presque certaine que personne n’avait pensé à mettre en scène cet opéra du point de vue de la femme – soi-disant dangereuse et mystérieuse – qui en est pourtant au centre ».
Certes, mais tant de choses se sont passées depuis, les scandales à caractère sexuel révélés, y compris dans l’univers culturel, se sont multipliés, le mouvement #Me too a surgi. Tout cela conjugué fait que le trait utilisé alors par la metteuse en scène britannique, et resservi aujourd’hui, nous semble maintenant par trop grossier. Attention, la démonstration reste brillante, violente, les moyens utilisés, nous le verrons, relèvent d’une mécanique parfaitement huilée, mais les efforts dispensés pour affirmer la démonstration sont au final contre-productifs et finissent par desservir la cause défendue. Katie Mitchell revendique, dans les notes d’intention, une vision « pas seulement esthétique, mais aussi politique. Pour moi, mettre en scène un opéra sous un angle féministe est un acte politique. Je m’attaque ainsi à la misogynie au sein de l’œuvre, et j’interroge la misogynie dans la société au sens large, tant à l’intérieur qu’à l’extérieur des maisons d’opéra. » D’où cette idée-force qui relève d’une inspiration réfléchie, de narrer le récit selon la vision de Mélisande. Dont acte. Du reste l’artifice est classique et parfaitement défendable : toute l’action sera comprise comme le rêve que fait une Mélisande qui, de retour dans sa chambre d’hôtel, au soir d’une fête ou de son propre mariage, se précipite dans sa salle de bain pour réaliser un test de grossesse. Sur ces entrefaits, elle s’endort et l’action peut commencer. Et quelle action !
On retrouve alors tous les artifices dont raffole Katie Mitchell et qu’elle avait magnifiquement fait valoir ici-même dans une Alcina qui reste dans les mémoires (2015). Une scène sur deux niveaux, des volumes imbriqués, des cloisons ouvrant et fermant en permanence de nouveaux volumes, des personnages passe-murailles qui changent d’univers en traversant les murs, des acteurs se mouvant soudainement au ralenti ; bref on reconnaît la pâte Mitchell qui sait être si convaincante. Alors qu’est ce qui pèche ici ? Deux choses essentiellement.
Tout d’abord, nous l’indiquions, la démonstration féministe est lourde, très lourde et tourne à la condamnation d’une obsession lubrique dont tous seraient atteints. Aucun des personnages n’est épargné (sauf peut-être Geneviève) et surtout pas Mélisande (elle-même dédoublée !). Tout est alors prétexte à enlever sa culotte, descendre la braguette, déboutonner la chemise ou se perdre dans des contorsions lascives qui finissent par lasser. On en arrive à en perdre le fil et ne plus discerner le pourquoi du comment.
Et aussi et surtout : Pelléas et Mélisande se prête-t-il à ce genre de démonstration ? C’est un opéra à part, au charme unique et inimitable ; celui-ci tient à la poésie de Maeterlinck, au permanent clair-obscur, aux frémissements de la musique, aux innombrables non-dits des personnages qui leur permettent de préserver leur part de mystère. Briser cela c’est perdre la magie de l’œuvre et la transformer en vulgaire épisode de série B. Pelléas ne se laisse pas confisquer par quelque slogan, aussi louable soit-il. La poésie qui lui est consubstantielle n’y survit pas. La scène d’adieu entre Pelléas et Mélisande faisant l’amour frénétiquement au fond d’une piscine vidée de son eau est la parfaite illustration d’un contre-sens manifeste doublé d’un mauvais goût abyssal. Pour qui est sensible à la magie de l’univers debussyste, cette scène est à tout le moins outrancière pour ne pas dire incompréhensible.
© Jean-Louis Fernandez
Une fois dit cela, convenons que le manifeste féministe de Katie Mitchell est magnifiquement porté par un plateau vocal de premier plan dans lequel seul subsiste de la version de 2016 le Golaud de Laurent Naouri (qui a du reste enrichi la vision de la metteuse en scène) toujours aussi impérial. La voix ne prend pas de ride, elle s’affirme superbement quand nécessaire et distille des nuances touchantes. Le Pelléas du britannique Huw Montague Rendall est un jeune homme placide et sans relief. La voix en revanche est formidable de précision, de qualité de diction et d’expressivité. A aucun moment on ne décèle le non-francophone et c’est une performance. Vincent Le Texier campe un majestueux Arkel qui se dévoile en grand-père lubrique. Le vibrato prend de la place dans les forte, sans excès toutefois. Emma Fekete démontre qu’Yniold est en réalité une fille (!), objet de tant de convoitises. Elle est tourmentée, désemparée, assaillie de doutes à se voir ainsi désirée. Formidable Lucile Richardot en Geneviève qui tente par tous les moyens de se tenir à l’écart de ce lupanar. Chaleur et force dans son mezzo envoutant. Chiara Skerath enfin qui a dû remplacer au dernier moment Julia Bullock pour le rôle-titre. Choix on ne peut plus judicieux puisque la Suissesse a dans la voix toute l’autorité pour porter le message de Katie Mitchell. Elle n’est pas la douce brebis blessée, à la merci du premier venu. Elle est bien plus cette femme qui reste maîtresse de sa destinée et la choisit, fût-ce au prix de maintes blessures. Susanna Mälkki n’imprime que le minimum de chaleur à l’Orchestre de l’Opéra de Lyon, lui aussi co-constructeur d’une froide démonstration militante.