Un rideau de tulle représentant sur sa moitié haute une forêt d’arbres nus et sur sa moitié basse des racines dans une terre noirâtre. Six jeunes femmes paraissent à l’avant-scène, couronnées de fleurs et voilées, comme des fiancées, accompagnant Mélisande en tenue de mariée qui tient dans ses mains une balle lumineuse. Elles rencontrent un homme gigantesque qui installe Mélisande sur les marches recouvertes de mousse, au bord du couloir d’eau où elle est rentrée à l’avant-scène – c’est là que Golaud la trouvera.
On comprendra plus tard, au fil de ses apparitions, que cet homme gigantesque, incarnant le berger qui mène les moutons à l’abattoir puis le médecin qui ne parvient pas à guérir Mélisande, est un passeur entre le monde des vivants et des morts et qu’il préside à ce drame de fantômes. Le duo de metteurs en scène Barbe & Doucet s’inspire en effet de l’attirance de Debussy pour le spiritisme, comme beaucoup de personnes de son temps, et de l’omniprésence de la mort dans les pièces de Maeterlinck, pour convoquer dans cette œuvre les esprits et les morts (tous les personnages ont « déjà les cheveux gris »), nous donnant accès à « l’envers des destinées » – jusqu’à l’image finale qui révèle Mélisande endormie, par transparence, dans la face terreuse du rideau de tulle. La présence obsédante des six jeunes filles, échos aux servantes de la pièce de Maeterlinck (que Debussy a conservées seulement au moment de la mort de Mélisande), fait planer un sentiment de mystère. Elles semblent les gardiennes d’un secret, représenté par la balle lumineuse ou la balle d’or du petit Yniold.
Dans ce sens, la scénographie présente différents îlots suspendus qui descendent des cintres (surmontés de deux arbres nus, d’un château ou d’un arbre-nuage), avec des racines pendantes à leur base. Ces îlots sont une référence revendiquée à L’Île des morts d’Arnold Böcklin, mais renvoient en vérité plus au surréalisme d’un Magritte, voire à une esthétique proche de l’heroic fantasy. Tout ceci a l’avantage de veiller à la caractérisation scénique de chaque scène et dessine une atmosphère sinistre et poétique qui sert adroitement le drame, mais mène aussi à une certaine surcharge symbolique et crée un mystère un peu trop fabriqué, d’autant plus que la direction d’acteur prend plutôt le parti d’une naturalisation des rapports entre les personnages.
Le baryton Lionel Lhote chante Pelléas pour la première fois. On aurait pu croire a priori que sa voix était plus forgée pour se couler dans la tessiture de Golaud, mais le registre aigu est d’une telle clarté que son Pelléas sonne comme une évidence. Le chant est toujours coloré et il donne à chacune de ses interventions des nuances choisies, avec une franchise du dire qui émerveille.
Ayant accepté la difficile tâche de remplacer au pied-levé le Golaud ô combien inouï de Simon Keenlyside, Alexandre Duhamel met à profit sa fréquentation assidue du rôle (peu d’interprètes peuvent se vanter d’avoir gravé deux fois au disque leur Golaud !). Son interprétation du personnage, compte-tenu de la situation, a quelque chose d’assez terre à terre mais atteint une efficacité scénique. Ce Golaud-là est un homme rugueux, de timbre et de comportement, presque ogresque dans sa démesure. Il serait plus touchant encore s’il exposait plus souvent ses blessures et ses doutes, comme il le fait si justement dans ses appels à Mélisande en voix mixte à l’acte V, désarmants de douleur contenue.
Face à eux, Nina Minasyan est une Mélisande touchante, loin des interprétations faussement équivoques du personnage que l’on voit parfois : elle est ce qu’elle dit, le plus sincèrement possible, traversant le drame avec une joie ou une tristesse non feintes, selon ce que dit très exactement Mélisande. Un vibrato assez présent perturbe cependant le phrasé, ne permettant pas à la chanteuse de glisser sur le texte avec limpidité.
Le tout jeune finaliste du Concours Reine Élisabeth de l’année dernière Inho Jeong endosse le manteau du vieil Arkel. On sent qu’il fait de grands efforts de prononciation, mais le texte de Maeterlinck demeure hélas assez flou, ce qui enlève un peu d’autorité au personnage, bien que l’artiste fasse montre d’une belle présence scénique. Marion Lebègue est convaincante dans le rôle de Geneviève, même si sa voix ne semble pas toujours se déployer avec aisance, la tessiture du rôle se situant sur son passage entre registre de tête et registre de poitrine. Dans le rôle d’Yniold, Judith Fa peine parfois à passer la rampe, mais apporte beaucoup de fraîcheur et de sensibilité sur le plateau. Enfin, Roger Joakim en impose en médecin, en berger et dans le rôle muet de passeur qu’il endosse tout au long de la représentation, grâce à une voix bien projetée et beaucoup de charisme.
Dans la fosse, Pierre Dumoussaud dirige avec bonheur un Orchestre de l’Opéra Royal de Wallonie – Liège en grande forme. S’il est vrai que le volume orchestral est souvent fort et peut couvrir la voix de certains interprètes, le travail sur la différenciation des climats et le développement dramatique de l’œuvre est vraiment remarquable. Les premiers actes voient plutôt les sonorités aiguës mises en valeur, avant que la pâte orchestrale s’obscurcisse progressivement, à mesure que le drame avance. La petite harmonie colore l’ensemble de manière particulièrement ondoyante et le chef met en valeur certains traits de la partition qui peuvent passer d’ordinaire inaperçus, comme lorsque Golaud rassure Mélisande en disant « et puis l’année prochaine… » et qu’un tressaillement de cordes laissent présager le pire (la mort de Pelléas) comme le meilleur (la naissance de l’enfant).