Les opéras en version concertante sont à la version scénique ce que la radio est à la télévision : il manque quelque chose, mais ça n’est pas nécessairement moins bien !
Et dans le cas de Roméo et Juliette, il semble qu’on y gagne au moins sur deux tableaux : d’une part, la version concert permet de mettre en avant l’incontestable qualité orchestrale, symphonique de la partition de Gounod, et d’autre part de masquer un peu les faiblesses du livret dont, il faut bien le dire, une large part ne vaut pas tripette – surtout si on le compare à son modèle shakespearien ! En outre, la version concert nous évite bien des épreuves telles que ballets complètement hors sujet, choeurs de jeunes filles en fleurs ou déclarations la main sur le coeur que les metteurs en scènes et le public d’aujourd’hui redoutent plus que tout.
Nous voici donc face à une partition de grande qualité, défendue par un orchestre et des chœurs très flattés d’être pour une fois au devant de la scène, et fiers de montrer tout ce dont ils sont capables. Nous voici aussi face à une équipe de chanteurs débarrassés de toute crainte du ridicule, de toute peur du trou de mémoire, même si la plupart d’entre-eux chantent quasiment par cœur, et dont toute l’attention est entièrement focalisée sur la musique.
Et le résultat est excellent ! La partition paraît sous son meilleur jour, à l’égal de Faust.
La distribution est globalement enthousiasmante, avec toutefois des restrictions majeures sur la Juliette de Nino Machaidze. Mais commençons par les éloges : prononciation française impeccable, voix magnifiquement timbrée, prestance et ardeur juvénile, le ténor américain John Osborn, qu’on avait déjà applaudi en Raoul de Nangis dans Les Huguenots il y a deux ans confirme ici toutes ses qualités; sa voix souple et claire se prête admirablement au caractère spécifique du chant français auquel il rend justice avec beaucoup d’allure. Tansel Akzeybek qui chantait Tybalt, le ténor du camp adverse, est pour nous une belle découverte, certes un rien moins brillant qu’Osborn, mais très à son aise également dans ce rôle exigeant et dramatique. Toujours du côté des hommes, soulignons la belle prestation de Lionel Lhote en Mercutio, un rien trop peu sonore dans l’air de la reine Mab – il doit beaucoup alléger la voix pour obtenir la virtuosité imposée par le tempo du chef – mais se rattrapant largement par la suite. Beaucoup de prestance aussi pour Jérôme Varnier en Frère Laurent, dont la voix très saine contribue à caractériser le rôle. Un bémol sur la prestation de Paul Gay (Comte Capulet), très beau médium mais aigus périlleux et souvent détimbrés, comme nous le notions déjà le mois dernier à propos de son intervention dans Lucrèce Borgia. Angélique Noldus, dans le petit rôle (travesti) de Stéphano apporte elle aussi une contribution très positive. La Gertrude de Carole Wilson, nourrice minaudante et bécasse à l’excès, ne rend peut-être pas entièrement justice à ce rôle, plus riche qu’il n’y paraît, complice des amours interdites des jeunes amants, et prenant tous les risque pour les protéger. Et qu’en est-il de Juliette ? Certes la voix de Nino Machaidze est grande, large, puissante, ses aigus sont généreux, mais est-ce là le caractère qu’il faut pour chanter le rôle d’une jeune fille de quatorze ans ? La prononciation du français est loin d’être claire (je sens déjà les pistolets de la mafia Géorgienne pointés dans mon dos…), le timbre trop métallique à mon goût et peu compatible avec la souplesse des lignes de la musique de Gounod. C’est d’autant plus dommage qu’elle avait pour partenaire un Roméo idéal, et on sait l’importance cruciale des duos (un dans chaque acte) dans le déroulement dramatique de l’œuvre. Le public néanmoins lui fait un très large succès, récompensant son engagement vocal et la puissance de la voix.
A la tête de troupes galvanisées par leur soudaine visibilité, Evelino Pido se démène comme un beau diable, fait sonner les cordes avec de très belles couleurs et les vents avec beaucoup de caractère, sans craindre des tempi rapides. Mais la palme ultime revient sans doute aux chœurs : trois formations différentes ont été ici réunies, pour un étonnant et très judicieux effet de masse, avec une précision et un engagement sans faille.