Selon le bouche-à-oreille et certaines réactions entendues durant et après la représentation, cette production de Sigismondo a irrité, indigné, voire horripilé plus d’un spectateur.
En voici l’intrigue : Sigismondo, roi de Pologne, est hanté par le repentir. Sans preuve de sa trahison, il a condamné à mort son épouse, Aldimira, sur la seule accusation de son Premier ministre, Ladislao. En fait, celui-ci s’est vengé d’avoir été éconduit par la reine et il rêve de mettre sa sœur Anagilda sur le trône. Cependant, la sentence n’a pas été exécutée et la jeune femme innocente est recueillie par Zenito qui la fait passer pour sa fille sous un autre nom. Au cours d’une chasse, Sigismondo la rencontre dans les bois où elle est cachée ; il est frappé par son incroyable ressemblance avec celle qu’il aime toujours. Menacé d’invasion par l’armée d’Ulderico, père de la défunte présumée, le roi décide de profiter de cette similitude pour se disculper : il emmène la jeune personne au château afin qu’elle prenne la place de la reine. Furieux, Ladislao dénonce la substitution à Ulderico. Mais, du premier coup d’œil, le père justicier reconnaît sa vraie fille. Fin heureuse pour tous, sauf pour le félon qui est jeté en prison.
Calqué sur la légende de Geneviève de Brabant, le thème de la jeune femme persécutée, faussement accusée d’adultère, a été une source d’inspiration dramatique inépuisable. D’autre part, comme de nombreux ouvrages lyriques du XIXe siècle, l’action de Sigismondo se situe en Pologne, pays alors sans souveraineté nationale, autant dire — comme Alfred Jarry dans son introduction à Ubu Roi — nulle part. Incessamment convoitée et envahie par ses voisins, la Pologne représente à l’époque le cadre imaginaire idéal pour évoquer les luttes violentes de peuples animés par l’esprit de vengeance1.
Lors de sa création à Venise, moins de deux ans après le triomphe de Tancredi, ce nouvel opéra séria de Rossini reçut un accueil tout juste poli. Pour la défense du compositeur, le critique du Nuovo Osservatore fit remarquer « qu’il avait dû se heurter à d’insurmontables obstacles pour mettre en musique des mots vides de sens ». La force de Damiano Michieletto, c’est d’avoir démontré le contraire. Sa lecture ouvertement freudienne s’appuie précisément sur le texte du livret. « Lugubri gemiti » « Tu taci!…T’agiti ! Mi fai terror » « O destino crudel! », « L’Imago tiranna »… Ces mots sont bien plus que des paroles de circonstance. La convention théâtrale a le pouvoir de personnifier les angoisses et les démons qui peuplent l’inconscient. Empruntant ces chemins obscurs, le metteur en scène — avec la collaboration de ses partenaires habituels pour les décors et les costumes — a réussi à faire fonctionner des ressorts dramatiques quelque peu rouillés par le temps.
Le premier acte se déroule dans un hôpital psychiatrique, tel qu’on peut l’imaginer à la fin du XIXe siècle. Tout semble relativement sous contrôle, mais les attitudes délirantes des figurants donnent corps aux pulsions secrètes. Puis, quand le drame explose pour entrer dans sa phase guerrière, nous sommes transportés dans le palais royal élégant et sévère d’un état symbolique. Avec leurs hautes fenêtres, leurs cloisons vitrées, leurs portes mystérieuses, ces deux seuls décors, diversement éclairés selon le déroulement du drame, donnent un cadre à la « représentation » des forces psychologiques qui sous-tendent des rapports complexes. Ils sont conçus pour faire avancer l’action de manière fluide, sans manipulations de dispositifs scéniques encombrants. Compte tenu de la multiplicité des intentions de Michieletto, on ne saurait prétendre les saisir toutes d’emblée.
La direction inspirée et nuancée de Michele Mariotti à la tête de l’orchestre de Bologne, dont il est le directeur principal, semble épouser pas à pas les mouvements de la mise en scène — alors que c’est nécessairement l’inverse qui se produit. Il n’est pas étonnant que la carrière internationale de ce jeune chef soit en pleine ascension. Sous sa baguette, la musique de Rossini déploie le plus naturellement du monde sa grâce familière. On reconnaît notamment l’ouverture (Ibid Le Turc en Italie et Otello), et à la fin du duo Aldimira et Ladislao, on repère ce qui va devenir l’incroyable crescendo de Don Basilio… Sans oublier le chœur initial sur le fameux thème « Piano, pianissimo » du Barbiere. Toutes les interventions du chœur sont d’ailleurs à saluer.
Dans le rôle-titre, un travesti peu martial convenant parfaitement à sa tessiture, Daniela Barcellona chante avec une émotion contenue, ponctuée de beaux éclairs d’impétuosité ; elle compose un roi égaré à la limite de l’hébétude qui retrouve sa joie de vivre avec sa raison. En innocente victime amoureuse, la soprano russe Olga Peretyako — très remarquée la saison dernière2 — tient toutes ses promesses : timbre cristallin, vocalises précises, aigus faciles, physique de rêve. Sa voix soyeuse s’harmonise agréablement avec le velours de Barcellona pour des duos rossiniens admirables d’aisance et de style.
Côté masculin, la distribution est dominée par un Antonino Siragusa en grande forme : de la présence, du nerf. Articulation, projection, puissance, souplesse… La voix du ténor sicilien laisse peu à désirer dans ce rôle à facettes qui lui va comme un gant.
Les trois autres chanteurs se montrent à la hauteur de leurs parties. Coup double, pour Andrea Concetti. On le remarque pour son engagement dramatique dans Zenovito et encore davantage pour sa basse bien chantante dans Ulderico.
Si la qualité musicale — probablement le fruit d’un sérieux travail de répétitions — devrait faire l’unanimité, la pertinence de la mise en scène divisera en deux camps ; nous avons résolument choisi le nôtre.
1 Marco Beghelli « Una Polonia immaginaria per l’opera dell’Ottocento » – Sigismondo , pubblicazione ROF 2010
2 Christophe Rizoud « Rossignol rossinien », concert de belcanto, août 2009