Pianiste virtuose époustouflant, Anton Rubinstein fut aussi au milieu du XIX siècle le compositeur d’opéra le plus en vogue de Russie, dépassant largement en notoriété Moussorgski ou Tchaïkovski, par ailleurs son élève. Et Démon, l’opéra qui nous occupe aujourd’hui, fut représenté plus de cent fois au Théâtre Mariinsky, c’est tout dire ! Que l’œuvre et même le compositeur soient depuis lors tombés dans l’oubli est bien difficile à expliquer car la musique, de toute évidence, est de grande qualité. Le livret, adapté de Lermontov, est relativement proche du deuxième Faust de Goethe : Démon, tombé amoureux de Tamara, élimine son rival, séduit la belle (elle résiste assez peu) et l’emmène avec lui, entrainant son trépas. Les anges interviennent pour ouvrir les portes du ciel à Tamara et condamner Démon à la solitude éternelle.
La partition, qui fait la part belle à l’orchestre et aux chœurs, est d’un lyrisme généreux, fort séduisante et comprend de très nombreuses mélodies à caractère populaire, qui s’apparentent à des romances russes, subtilement enchaînées les unes aux autres. Par de nombreux figuralismes, l’oeuvre fait défiler le tumulte des éléments, les servantes qui s’activent au bord de la rivière, les chevaliers en marche, etc. On suit l’action comme au cinéma. Et comme La Monnaie a, cette fois encore, renoncé à toute mise en scène, chacun reconstitue à sa façon le château de ses rêves, les préparatifs du mariage, les costumes et les décors selon son goût.
Un effort tout particulier a été fait sur la distribution, qui réunit une équipe de chanteurs tout à fait remarquables et judicieusement choisis en fonction des rôles à pourvoir. Du côté des voix féminines, Veronika Dzhioeva en impose : puissance vocale, technique impeccable mais peu de charme dans le timbre et quelques sons poussés qui manquent de liberté. Les aigus sont souvent un peu durs, mais c’est efficace. La nourrice, Elena Manistina, offre un magnifique timbre de mezzo, à la fois doux et sombre, mais le rôle est mince, hélas. Même regret pour l’ange, chanté par Christianne Stotijn très épanouie (elle est très visiblement enceinte), couleurs magnifiques avec juste un peu trop de vibrato pour le rôle. Ante Jerkunica, qui chante le Prince Gutal, père de la belle Tamara, est probablement la plus belle voix de la distribution. Ampleur, justesse impeccable, de la prestance, le chanteur croate incarne magnifiquement ce rôle de père noble qui lui sied comme un gant. Le ténor biélorusse Boris Rudak, qui ne manque pourtant pas de moyens, est moins à la hauteur. Il aborde le Prince Sinodal tout en force, touchant à plusieurs reprises à ses limites, sans doute pour pouvoir passer l’orchestre. Il en résulte une prestation un peu tendue et peu émouvante. Mais la vraie révélation de la soirée est le jeune baryton-basse lithuanien Kostas Smoriginas, qu’on avait déjà entendu en juin dernier dans Rachmaninov, et qui trouve ici un rôle à sa mesure. Le matériau vocal est splendide, puissant, riche d’une grande variété de couleurs. Mais Smoriginas est aussi un fin musicien qui parvient à donner beaucoup d’humanité à son personnage, et à le rendre presque sympathique malgré ses sombres desseins. Dans des rôles moins essentiels, Alexander Vassiliev, très belle voix de basse russe typique campe un vieux serviteur parfait et Igor Morozov se fait le messager des mauvaises nouvelles. Les chœurs de la Monnaie et toutes les phalanges venues les renforcer sont très largement sollicités et remplissent avec compétence et enthousiasme leur emploi. L’orchestre fait également preuve d’un bel entrain, mené avec fermeté et dynamisme par Mikhaïl Tatarnikov, très à l’aise malgré l’ampleur de la partition.