Fin de représentation émouvante ce soir-là à Ratisbonne. Après les derniers applaudissements, le Generalmusikdirektor s’avance sur scène, micro et paquets-cadeaux en main et délivre en toute simplicité à deux membres de la troupe de l’opéra un adieu émouvant et quelques mots sortis du cœur. En effet, Sinéad Campbell-Wallace, l’Agathe de la soirée, se voyait remerciée pour une année passée en Bavière (où elle fut la première Dame, mais aussi Floria Tosca) ; de son côté, Jongmin Yoon (qui chantait Kuno), venait d’achever sept années dans la troupe et s’en allait rejoindre Mannheim après plus de 320 représentations à Ratisbonne (König Marke, Leporello, Daland, Sarastro entre bien d’autres). Deux noms que vous ne connaissez sans doute pas, deux chanteurs de troupe, presque anonymes : ils n’ont pas de site internet, ils n’ont pas de calendrier booké sur 3 ans, ils ont un périmètre de production très limité, ce sont les chanteurs vaillants, éléments indispensables pour que des maisons d’opéra à rayonnement régional comme celui de Ratisbonne puissent dispenser le répertoire à un public large et à des tarifs imbattables. Qu’il était juste cet hommage !
Nous assistons donc à la dernière représentation de la saison du Freischütz, dont la première avait eu lieu en mai de cette année. Ce soir-là, tous les protagonistes sont membres de la troupe et on se dira, en quittant la Bismarckplatz accablée par la canicule, que décidément la troupe a du bon.
Mathias Reichwald, qui met en scène, prend un parti et s’y tient jusqu’au bout : placer Samiel en tête d’affiche. C’est lui, l’esprit maléfique, qui tirera les ficelles, y compris celles de ses deux proies de choix, Kaspar et Max, sans cesse accompagnés sur scène par de biens morbides pantins à leur ressemblance. Dès l’ouverture Samiel apparaît en deus ex machina, shiva à 8 bras qui va diriger son monde du début à la fin. Elle tient sous son emprise Kaspar bien sûr, mais aussi Max, l’ermite et Ottokar et il s’en faut de peu qu’Agathe elle-même plonge dans ses filets. Lecture pertinente, cohérente, sombre. Dans la fameuse scène de la Wolfsschlucht, Kaspar apparaîtra attaché dans une salle de torture et au moment où la sixième balle est fondue, c’est Max qui, comme par magie, prendra sa place, actant par là sa soumission définitive aux forces du mal. Dommage toutefois que dans sa vision, Reischwald ait cru bon de gratifier Samiel de longs monologues visant à expliciter l’action, à la commenter, rendant du coup superflus les sur-titres, réduits à la plus simple expression du résumé de l’action : autant dire parfaitement inutiles. Certes le texte ajouté est magnifique et à-propos puisqu’il s’agit d’extraits du Wallensteins Lager de Schiller, dont l’action se déroule elle aussi durant la guerre de Trente Ans, mais on évitera d’autant moins l’impression de surcharge que Andine Pfrepper, Samiel d’un soir et qui joue fort bien la perversité diabolique, est sonorisée et que ses monologues lyriques se superposent parfois à l’orchestre. Cette vision bien sombre d’un drame qui voit en sa conclusion une ultime victoire satanique, est remarquablement servie par des décors soignés et des éclairages somptueux de Martin Stevens.
Der Freischütz ne recèle pas d’immenses difficultés vocales mais contient quelques jalons attendus par l’amateur. On guette l’air d’entrée de Max, les deux arias de Agathe, ceux de Ännchen, le chœur des chasseurs, on surveille le diabolisme rampant de Kaspar et le final concentré de l’Ermite. Ce soir-là, c’est sans conteste le deuxième acte qui emporte la plus franche adhésion avec une prestation remarquée de nos deux dames. Saria-Maria Saalmann est une Ännchen espiègle et fine à souhait. Elle sait tout faire en chantant et le fait admirablement sans jamais perdre le fil. Voix assurée, virile parfois, timbre moins enthousiasmant peut-être mais une belle technique qui la rend maîtresse de sa partition. On pourra dire la même chose de sa prestation dans son aria au III. Agathe était Sinéad Campbell-Wallace. On n’ira pas jusqu’à lui reprocher de se lancer dans son « Leise, leise, fromme Weise » comme dans un air de concert, avec toute la concentration nécessaire face à la longueur et la difficulté réelle du morceau. Car il s’agit bien là d’un véritable air de concert. Alors, tant pis si son jeu de scène est réduit à la portion congrue. Elle est toute application, réussit de très beaux pianissimi et ravit le public par sa générosité. Là aussi une belle performance réitérée au III. Ajoutons un duo ajusté Agathe/Ännchen au début du II.
Chez les hommes, on retiendra essentiellement la belle prestation de Seymour Karimov dans le rôle de Kaspar. Un baryton assuré, timbre agréable, jeu de scène parfait. La très courte partie de l’ermite de Selcuk Hakan Tirasoglu est elle aussi réussie. Difficile d’entrer sur scène dans les dix dernières minutes et d’être immédiatement d’attaque. C’est pourtant ce que réussit cette basse bien sombre et profonde, au timbre chantant malgré un vibrato peut-être trop audible. Le Max de Denis Yilmaz nous aura moins enthousiasmé. On sent que la partition est une épreuve pour lui, épreuve dont il se tire très honorablement mais sans facilité.
Les chœurs sont d’importance dans cette pièce champêtre et il n’y a pas que le « Jägerchor » du III qui capte l’attention. C’est en tout cas ce morceau de choix que le chœur de l’opéra de Ratisbonne aura le mieux réussi. Il aura su retrouver une cohésion et une concentration qui auront fait défaut dans les actes précédents. La direction d’orchestre de Alistair Lilley est en soi irréprochable dans la conduite d’ensemble de la partition mais on sera en droit de regretter quelques bévues des cors et un violoncelle mal accordé pour la cavatine d’Agathe au III.
On avait le sentiment, au sortir de cette représentation du Freischütz, que c’est l’esprit de troupe qui faisait -plutôt bien- vivre l’opéra dans cette ville moyenne d’une région (la Bavière) où l’opéra ne manque pas de places fortes. Symptomatique à cet égard auront été les saluts en fin de représentation : ici, on salue d’abord en troupe avant de brefs rappels individuels. Foin du star system où l’on mesure pour chacun la durée des applaudissements, les bravi et les éventuelles huées. Ici c’est un pour tous et tous pour un.