Un Messie très attendu… D’abord parce que cette production marque la réouverture du TCE après six mois de blackout en raison du Covid-19 – et à cet égard, l’organisation est bien pensée (un siège sur deux, masques obligatoires, entracte assis, sorties différées selon les étages). Ensuite, et surtout, parce que les mises en scène du Messie sont rarissimes (Claus Guth à Vienne en 2009, Déborah Warner en 2012 à Lyon), encore plus dans la version revue par Mozart, et qu’une production de Bob Wilson est toujours, quoi qu’on en dise, un petit événement.
Quelques mots d’abord sur la version musicale retenue. Il est relativement admis que l’adaptation de Mozart n’est pas des plus réussies. Au-delà de la surprise que la langue allemande procure, certains changements, certes, ne sauraient fâcher quiconque (quelques tessitures modifiées et récitatifs supprimés) tandis que d’autres sont plus périlleux, essentiellement au niveau de l’accompagnement instrumental, rembourré en flûtes, clarinettes, cors et trombones – qui remplacent les trompettes. Globalement, la légèreté haendelienne laisse place à une certaine lourdeur, tandis que la coloration viennoise crée une dissonance cognitive curieuse.
Toutefois, Marc Minkowski réussit à insuffler un très bel élan pour contrebalancer ces réserves : vivace, sa direction instaure un réel dynamisme, et les tempi retenus sont des plus judicieux. L’orchestre des Musiciens de Louvre est sonore, particulièrement ses basses, et offre de très belles respirations. Le chœur du Philarmonia Cor Wien, dans une formation restreinte, dirigé par Walter Zeh, sait allier la puissance et la solennité attendue. Au total, cette version réserve de sublimes moments : « Und er wird reiningen » (He shall purify) et l’Alleluia resplendissent de lumière et de noblesse, tandis que l’Amen final ne s’enferme pas dans une solennité mécanique, au contraire, tant il respire, à l’aide de crescendo ou de pianissimi suprenants et bienvenus.
Le plateau vocal est excellent également. En soprano retravaillée par Mozart façon reine de la nuit, Elena Tsallagova nous gratifie de beaux aigus glacés et incisifs, aidée par une expressivité très bien dosée. La contralto Helena Rasker, apporte un beau contrepoint par ses graves denses et son timbre charmant. Stanislas de Barbeyrac déploie toute sa virtuosité dans de beaux moments de vocalises – reste à savoir si les consignes scéniques quant à son rôle, le trouvant tout glapissant et sautillant, étaient vraiment nécessaires. Enfin, José Coca Loza campe une très belle basse, doté d’un vibrato équilibré, et d’une profondeur solennelle exquise.
Der Messiah © Lucie Jansch
Venons-en, enfin, à la mise en scène, créée en janvier 2020 au Festival de Salzbourg sous l’impulsion de Rolando Villazon. Si l’on a souvent reproché l’approche très répétitive de Bob Wilson, force est de constater que son style fonctionne très bien ici. Le livret ne déployant pas d’intrigue, toutes les marques typiques du metteur en scène texan, parfois accusées de nuire à la dramaturgie par leur côté léthargique, sont en adéquation avec l’esprit d’un oratorio. La mise en scène, d’abord, est très belle. Co-réalisée par Nicola Panzer, elle s’apparente à un voyage spirituel, et délaisse totalement toute référence à la culture chrétienne (sauf peut-être s’agissant des troncs d’arbres suspendus de la première partie qui peuvent rappeler le bois de la croix). La scène est encadrée par un ensemble de néons qui dessinent un immense cube au fond duquel un grand panneau lumineux affiche tantôt des couleurs bleutés, tantôt des vidéos – ces dernières, élaborées par Tomasz Jeziorski, sont malheureusement très kitsch, qu’il s’agisse de la mer calme, des vagues au ralenti ou pire encore des explosions de roches lors de l’Alleluia. C’est le seul faux pas.
Ensuite, une très belle tension entre le beau et le bizarre se dégage de la succession de tableaux, tantôt poétiques, tantôt fascinants. On retiendra particulièrement, les échappées de fumée derrière Helena Rasker lors de son air « Er ward verschmähet » ; Elena Tsallagova se versant un verre d’eau sur la tête à proximité d’un mannequin sans tête tenant en laisse un homard (« Sein Joch ist sanft ») ; l’immense triangle bleu en trois dimensions entouré de fumée ; ou encore la lente et sublime traversée de la scène par Elena Tsallagova en costume gris métallique sur une barque noire qui rappelle celle de Charon. Les passages dansés sont très inspirés, notamment lorsqu’Alexis Fousekis s’élance entouré de morceaux de troncs d’arbres suspendus – sa performance oscillant entre le tragique et l’étrangeté. La bizarrerie, intrigante, se retrouve également dans les prestations de Max Harris en Chewbacca de paille (qui rappelle la créature chevelue de l’acte III de Body and Soul de Crystal Pite, d’ailleurs) et de Léopoldine Richards, lorsqu’elle caresse robotiquement un oiseau bleu. De façon générale, les costumes de Carlos Soto, splendides, achèvent de brouiller les repères, faisant signe vers diverses époques – allant d’une inspiration Renaissance pour celui de Helena Raskier à des intonations futuristes (Elena Tsallagova), en passant par un Joker Proustien pour Stanislas de Barbeyrac.
Au total, cette mise en scène s’éloigne franchement de la léthargie traditionnellement reprochée à Bob Wilson et trouve un bel équilibre entre le spirituel et l’étonnant, le poétique et l’incongru.