Créée en mars 2021, la production de Barrie Kosky est une somptueuse et franche réussite, à la fois par sa beauté sidérante mais aussi par son subtil maniement de l’ironie. En effet, rien n’est vraiment pris au premier degré dans cette approche de l’œuvre. Un cupidon, âgé et frippé, déambule sur scène de façon nonchalante tout au long de l’opéra ; tous les décors, signés Rufus Didwiszus sont particulièrement outrés et exagérés, qu’il s’agisse des immenses murs de moulures en argent de l’acte I ou des très nombreux et grands tableaux tapissant l’ensemble de l’intérieur de Herr von Faninal, sans parler du carrosse résolument kitsch par lequel Octavian se présente à Sophie à l’acte II. Cette distance, renforcée par la mobilisation de l’univers du conte ou par l’instauration d’une scène de théâtre durant l’acte III, permet de mettre en évidence la dimension factice de l’univers qui nous est présenté – puisque le monde entier n’est jamais qu’un grand théâtre.
La vraie portée de l’œuvre est ailleurs, c’est bien sûr l’inexorable passage du temps, qui scande habilement la mise en scène qui propose parfois des tableaux d’une beauté renversante. A côté du kitsch des panneaux aux infinies moulures, il fallait aussi relever que tout dans ce palais est noir, y compris la végétation, qui porte donc en lui une funèbre atmosphère. La Maréchale et son amant sortent d’une horloge au début de l’acte I tandis que l’héroïne y retournera à la fin de ce même acte, seule – évidemment, se balançant sur le pendule de l’horloge, créant une image particulièrement poétique. Au-delà des décors dont chaque détail est pensé, les costumes de Victoria Behr, datés de l’époque du compositeur, parachèvent le soin apporté à l’esthétique dans cette mise en scène, aussi belle que drôle, aussi touchante qu’amère, où la grandiloquence ne fait que mettre en évidence la vacuité dérisoire de l’existence, dont on ne sait s’il faut en rire ou en pleurer.
© Wilfried Hösl
Toutefois, l’approche ne tombe jamais dans le cynisme, et c’est la direction d’acteur qui le démontre le mieux. La Maréchale de Marlis Petersen, qui n’a pris le rôle que l’année dernière, est sidérante de finesse. Le timbre de la voix est vaporeux et suspendu, sans jamais sacrifier au volume et à la tenue. L’interprétation est dense et sait traduire à la fois le regret et la nostalgie, la générosité et le sacrifice bienveillant. Samantha Hankey est un excellent Octavian, qui sait transmettre toute l’innocence et l’enthousiasme du jeune premier, tout en se montrant bien conscient des mouvements infinitésimaux qui traversent la conscience de la Maréchale. Pour ce faire, la cantatrice propose une voix charnue, ancrée et particulièrement élégante. Liv Redpath campe de son côté une Sophie regorgeant d’énergie, bouillonnante d’une envie de mordre la vie à pleine dents et de vivre au temps présent. L’alchimie entre les trois chanteuses concourt évidemment au succès de la soirée : chaque interaction du couple Petersen/Hankey laisse le spectateur à la fois touché puis bouleversé. Le trio final, solaire, est exécuté à la perfection et déploie toutes ses facettes, détaillant toutes les nuances indicible d’un bonheur doux-amer.
© Wilfried Hösl
Le reste du plateau vocal est à l’avenant. Mobilisé au pied levé, Günther Groissböck propose un Baron Ochs auf Lerchenau doté de toute la vulgarité escomptée, sans toutefois verser dans une posture grotesque excessive. En père mi-autoritaire, mi-dépassé par les événements, Johannes Martin Kränzle offre une interprétation très convaincante de Herr von Faninal, tout comme la Marianne de Daniela Köhler. Le couple Ulrich Reß et Ursula Hesse von den Steinen, en Valzacchi et Annina, campent un délicieux duo très divertissant et dosent à bon escient le registre comique.
La direction musicale de Vladimir Jurowski est une démonstration de subtilité et d’élégance. Chaque nuance de la partition est exploitée, tous les contrastes sont relevés et le Bayerisches Staatsorchester multiplie les séquences particulièrement grandioses. Le chef trouve le tempo idéal dans la scène final pour dilater le temps sous les yeux ébahis du spectateur. Au total, la réussite de cette production repose dans sa maîtrise totale des équilibres, entre les registres tragique et comique, entre la beauté et l’ironie, permettant de porter un regard multiple, tantôt désespéré tantôt bienveillant, sur le passage du temps.